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Lifestyle - La carte du tendre

Le rocher de Sisyphe

L’avenue des Français au début des années 1920. Traitement @colorize.lebanon. Collection Georges Boustany

Il faut croire en la métempsychose pour comprendre la malédiction qui nous frappe. Combien avons-nous donc péché dans une autre vie pour nous retrouver, tel Sisyphe, éternellement contraints de pousser le rocher vers le sommet avant qu’il ne dévale à nouveau la pente, jusqu’à ce qu’une nouvelle génération, mue par un espoir insensé, décide de reprendre ce travail sans fin en pensant que « cette fois sera la bonne » ? Les plus anciens ont passé le siècle à pousser ce rocher qui toujours retombe ; tenez, il y en a autour de moi qui se retrouvent, à près de cent ans, à faire la queue à la banque pour mendier leurs propres sous : existe-t-il plus éloquente illustration de l’anathème que celle-ci ?

À voir cette photographie prise au début des années 1920 à Zeïtouné, l’on saisit l’étendue de la tragédie. À cette époque-là, nos pères avaient réussi à pousser le rocher jusqu’au sommet ou pas loin : une nation venait de gagner un pays, s’emparant de Beyrouth pour en faire sa capitale.

Désireux de rendre hommage à la beauté de cette ville-jardin, un photographe amateur nous a fait cadeau de ce négatif sur verre que vous êtes les premiers à découvrir après lui et moi. Ce jour-là, il a posé son trépied en plein milieu de la chaussée dans un des plus beaux quartiers du front de mer. Avec si peu d’automobiles, il ne court pas de grand risque, il n’y a pratiquement pas âme qui vive, le silence est total, pourtant la matinée est bien entamée. Soudain, un passant est entré dans le cadre : il porte une longue veste blanche assortie à ses chaussures et le tarbouche de rigueur. À droite, des militaires français longent la rambarde ; les trottoirs ne sont pas encore dallés. Vers nous s’avance un portefaix qui rejoint les souks où il travaille. À gauche, deux femmes et un homme se dirigent vers le Grand Hôtel d’Orient, reconnaissable à son enseigne et à sa toiture double, au rez-de-chaussée duquel l’agence Thomas Cook & Son s’est installée depuis belle lurette. Sortant de l’hôtel, une silhouette féminine vêtue à l’européenne passe devant un fiacre dont le canasson s’ennuie ferme : c’est encore le moyen de locomotion usuel, en témoignent les traces de crottin sur la chaussée. L’ère du cheval est en train d’expirer sous le regard indifférent d’une seule et unique automobile.

Depuis le temps que nous y traînons notre nostalgie, vous avez probablement reconnu l’avenue des Français en cours d’achèvement, et si j’y reviens cette semaine, c’est pour une raison bien précise : en ce mois de mars 2020, nous célébrons un sinistre anniversaire. Il y a quarante ans, cette vitrine du Beyrouth de l’âge d’or, centre hôtelier et touristique depuis 1860 et lieu de loisirs nocturnes inoubliables, ce front de mer où les Beyrouthins venaient apprécier les plaisirs de la marche, a définitivement cessé d’exister.

La première estocade est venue du plan d’urbanisme de Michel Écochard au début des années 1960 : partisan du principe des « boulevards circulaires » permettant de désengorger le centre-ville, Écochard tracera une corniche au large de la baie de Zeïtouné, en pleine mer, pour joindre directement Minet el-Hosn au port, au prix d’un remblaiement sauvage de la baie. Le plan est sanctionné par deux décrets pris en 1967 et 1968 et dotant le futur remblai d’un jardin public et d’un aquarium. Ce monstre commencera à voir le jour en mars 1980. Le Liban est alors en pleine guerre depuis cinq ans et Beyrouth divisée en deux. À l’est, où se trouve l’unique usine de traitement des ordures sise à la Quarantaine, se retranchent les milices chrétiennes. À l’ouest, les troupes syriennes côtoient des organisations de toutes obédiences. L’usine, capable de traiter jusqu’à 700 tonnes par jour, n’en reçoit que 70, parce que les ordures de l’ouest n’y sont pas « tolérées ». Ces ordures sont donc tout simplement jetées à même la plage de Khaldé.

En mars 1980, pressé de trouver une solution à ce problème, le ministre de l’Intérieur par intérim Nazem Kadri décide que les ordures seront désormais transférées à Zeïtouné, là où les ruines du centre-ville avaient déjà été jetées au lendemain de la « Guerre des deux ans » en 1977. Malgré l’opposition farouche de la municipalité de Beyrouth et des riverains dont la plupart sont eux-mêmes des déplacés et des squatteurs, la région va se transformer en dépotoir poétiquement appelé « du Normandy », en référence au prestigieux hôtel construit depuis les années 1940 à la place de l’immeuble à gauche sur notre photo. Ainsi disparaissait, il y a quarante ans, la baie de Zeïtouné. Après la guerre, désormais chargée de l’assainissement du dépotoir afin d’en faire le jardin public promis, Solidere a rempli une partie de sa mission mais pas le reste, privilégiant le lucratif et négligeant ce dont les Beyrouthins avaient le plus besoin, des espaces verts.

Aujourd’hui, alors que le rocher à nouveau dévale la pente dans l’impuissance générale, prenez le temps d’admirer cette avenue qui prend la lumière avec tant de grâce ; cette rambarde toute neuve qui fera la joie des photographes ambulants durant les décennies suivantes ; ces bâtiments à arcades de dentelle, balcons, colonnades, pierre ramleh et tuiles d’un raffinement à pleurer ; ces tamaris tout juste plantés, ces palmiers encore minuscules au milieu desquels viendra bientôt s’ériger le monument aux morts de l’armée française du Levant, imaginez le récital des couleurs, le vert olive, l’ocre, le vermillon, le bistre, l’azur, le turquoise : c’est tout ce qui reste d’un lieu dont le souvenir s’estompe comme une chandelle dans la nuit.

On pourra suivre les péripéties de la création du dépotoir du Normandy à travers la page Facebook « La guerre du Liban au jour le jour » basée sur les archives de L’Orient-Le Jour.


*Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.


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Il faut croire en la métempsychose pour comprendre la malédiction qui nous frappe. Combien avons-nous donc péché dans une autre vie pour nous retrouver, tel Sisyphe, éternellement contraints de pousser le rocher vers le sommet avant qu’il ne dévale à nouveau la pente, jusqu’à ce qu’une nouvelle génération, mue par un espoir insensé, décide de reprendre ce travail sans fin en...

commentaires (6)

Merci pour ces voyages magnifiques que vous nous offrez et pour cette mine de détails et sublimes photos que vous partagez ! Merci de redonner au Liban sa dignité. Frida Anbar

Frida Anbar

02 h 16, le 13 juin 2020

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Merci pour ces voyages magnifiques que vous nous offrez et pour cette mine de détails et sublimes photos que vous partagez ! Merci de redonner au Liban sa dignité. Frida Anbar

    Frida Anbar

    02 h 16, le 13 juin 2020

  • article magnifique...merci

    Jack Gardner

    14 h 27, le 15 mars 2020

  • Merci Georges Boustany pour cet agréable moment passé à lire votre article, qui, comme toujours, séduit par l’élégance de la plume et la note nostalgique à laquelle il est difficile de rester indifférent. En effet, comment pouvons-nous rester indifférents à cette magnifique photo vieille d’un siècle et qui nous montre ce qu’était naguère cette région de Beyrouth, Al Zaytouné, littéralement le quartier de l’Olivier? L’actuelle Zaytouné Bay, nouvelle appellation de l’ancien Al Zaytouné, avec ses tours à l’américaine et sa vulgarité bling bling n’a rien de commun avec le charme pittoresque et unique de ces demeures à toiture rouge, aux élégantes façades qui séduisent le regard et ravissent le cœur par leur harmonieuse beauté architecturale. Merci M. Boustany.

    Hippolyte

    14 h 27, le 15 mars 2020

  • Un petit "plus" : Le monument aux morts de l'armée française qui était devant l'hôtel Normandy, fut transféré à Nahr el-Kalb afin de le préserver du vandalisme. A l'Ouest de l'hôtel Normandy, l'hôtel Bassoul où avait siégé la Commission d'armistice germano-italienne en 1940-41, devant lequel était le point de départ des bus de la ligne Beyrouth-Bagdad de la compagnie Nern.

    Un Libanais

    12 h 28, le 15 mars 2020

  • Vite, s'il-vous-plait, une machine à remonter le temps... Une autre à empêcher les rapaces de se reproduire…

    Rana Raouda TORIEL

    11 h 21, le 15 mars 2020

  • IL FAUT INTERDIRE LES LABORATOIRES MILITAIRES DE LA GUERRE VIRALE PARTOUT DANS LE MONDE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 53, le 15 mars 2020

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