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Idées - Commentaire

Banques contre déposants : un combat aux points pour deux perdants

Photo d’illustration : file d’attente à l’entrée d’une agence bancaire à Saïda, le 1er novembre 2019. Ali Hashisho/Reuters

Depuis le 17 octobre dernier, les déposants et clients des banques libanaises subissent des restrictions informelles d’accès à leurs dépôts (limitations des retraits, des transferts et de divers types de transactions commerciales), dans le contexte de crise économique et financière actuel. Ils subissent de même un début de processus non déclaré de décote (« haircut ») commencé avec la directive intermédiaire n° 13157 de la Banque du Liban (BDL) du 4 décembre 2019, qui a imposé le paiement en livres libanaises de 50 % des intérêts dus sur les dépôts en devises. Ces mesures ont d’abord été progressivement mises en œuvre par les établissements bancaires en ordre dispersé avant d’être endossées le 17 novembre dernier par l’Association des banques du Liban (ABL), sur demande semble-t-il de la BDL qui ne voulait pas assumer seule cette responsabilité.

Qu’elles soient ou non appelées à durer dans le temps, ces mesures sont privatives de liberté et contreviennent au droit à la propriété et au principe d’économie libérale, consacrés par le paragraphe (f) du préambule de la Constitution et son article 15. D’aucuns considèrent cependant que les articles du code de la monnaie et du crédit (articles 70, 174 et 175) habilitent la BDL à adopter certaines mesures temporaires d’urgence tendant à la protection de la monnaie nationale et à la préservation des deux régimes économiques et financiers du pays. Mais d’autres le contestent au motif de la généralité de ces textes alors que ce type de mesure nécessite des pouvoirs spécifiques.

À toutes fins utiles, le projet de « circulaire » que le gouvernement a indiqué vouloir prendre prochainement pour légaliser ce contrôle des capitaux ne serait pas à même de résoudre le problème et violerait indiscutablement aussi bien la Constitution que le principe de la hiérarchie des normes ou du parallélisme des formes et des compétences. Il en serait de même pour une éventuelle rétroactivité de cette légalisation afin d’annihiler les décisions judiciaires et de sauver les banques de l’échafaud sur lequel les politiques les ont clouées. Ainsi, et s’il est admis que dans des circonstances réellement exceptionnelles (en France à l’époque de la Révolution), le législateur peut adopter des lois expressément rétroactives, ces lois ne peuvent pas être cependant porteuses d’injustice et régulariser des comportements « infâmes ».

Mais puisqu’il s’agit d’un combat aux points entre banques et déposants, il serait judicieux de répertorier les arguments en faveur ou au détriment de chacune des parties en présence. Tout en précisant, si besoin est, que le même argument avancé ou soutenu peut être utilisé, selon les cas, en faveur d’une partie puis retourné contre elle.

Procès

S’agissant tout d’abord des mesures restrictives ou de blocage aux transferts de capitaux à l’étranger et au retrait des devises, et en l’absence de toute réglementation officielle explicite à ce propos, le déposant à qui on refuse la restitution de son dépôt arrivé à échéance ou son transfert peut intenter un procès sur la base des articles de la Constitution précités comme sur la base des articles concernés du code des obligations et des contrats (249 et 293), comme soutenu dans certaines actions judiciaires. Ce fut le cas d’ailleurs, avec un certain succès, dans des actions intentées auprès des juges des référés de Beyrouth et de plusieurs autres régions comme Nabatiyé qui ont donné raison aux déposants.

En précisant au passage que les banques ont reconnu implicitement et parfois explicitement dans leurs conclusions et allégations que les contraintes et blocages leur ont été imposés par la Banque centrale sur le fondement de l’article 70 du code de la monnaie et du crédit. Sur le fond, elles auraient aussi pu invoquer les clauses contractuelles d’ouverture et/ou de gestion de compte présentes dans la plupart de leurs contrats-types d’adhésion et qui les habilitent à refuser l’exécution des ordres, notamment dans des situations de circonstances exceptionnelles et de « fait du prince ».

Pour le cas des déposants, a contrario, le défaut ou refus de règlement est immédiatement sanctionné sur la base des dispositions contractuelles et légales définies au code des obligations et des contrats. Seul un compromis entre les parties, un jugement ou une loi sont capables d’y déroger, comme ça a été le cas récemment avec le projet de loi de finances de 2020 qui a régularisé les situations de défaut de paiement des échéances des prêts subventionnés et accordé un délai de grâce supplémentaire de six mois.

Conversions

À la question de savoir si les banques ont le droit de convertir les dépôts originellement en devises (en dollars) en livres libanaises ou à l’opposé si un débiteur de la banque est habilité à acquitter une traite ou à se libérer d’une dette dans une monnaie autre que celle qui est convenue au départ (donc dans l’espèce en livres libanaises), l’article 301 du code des obligations et des contrats répond que : « Lorsque la dette est une somme d’argent, elle doit être acquittée dans la monnaie du pays. En période normale, lorsque le cours forcé n’a pas été établi pour la monnaie fiduciaire, les parties étant libres de stipuler que le paiement aura lieu en espèces métalliques déterminées ou en monnaie étrangère. »

Clairement les deux phrases composant cet article donnent des arguments opposés aux parties. C’est d’ailleurs précisément sur ce dernier point que se fondent celles-ci pour bâtir leur défense et argumentation, selon les cas, au même titre que sur le fondement de l’article 299 du même code. Ce point est aussi repris dans la quasi-majorité des contrats (d’adhésion) d’ouverture de compte qui habilitent les banques selon leur propre discrétion et sans avertir le déposant à convertir librement les dépôts d’une monnaie à l’autre. Ce qui confère une force contractuelle à leur position.

Par contre, le débiteur de la banque, et là aussi selon le cas, invoque comme argument contraire le pouvoir libératoire de la monnaie nationale prévu à l’article 7 du code de la monnaie et du crédit ; de même que l’article 192 qui fait référence expresse à l’article 319 du code pénal. Le code pénal libanais prévoit d’ailleurs des amendes et peines d’emprisonnement pour ceux qui auraient refusé de recevoir les espèces ou monnaies nationales pour la valeur qui leur est assignée (articles 319 et 767). Sur la base desdits textes, une certaine doctrine libanaise semble confirmer que les clauses contractuelles libellées en monnaie étrangère sont réputées nulles mais n’entraînent la nullité du contrat que dans la mesure où elles ont constitué une condition substantielle de conclusion dudit contrat. Par conséquent, il est possible d’arguer de ces textes pour justifier le paiement en livres libanaises.

S’agissant du taux de change à adopter, le taux de change officiel actuel à retenir est celui fixé par la BDL qui est également adopté comme taux de référence par les banques commerciales opérant au Liban dans leurs relations avec leurs clients. Néanmoins et nonobstant ce qui précède, il serait tout à fait légitime de mettre en avant et de poser la problématique de la dualité du taux de change de référence, étant donné que le dollar se négocie sur le marché parallèle des agents de change à un taux supérieur d’au moins 40 %, avec pour corollaire une perte conséquente pour celui qui reçoit son paiement en livres libanaises. Ce dernier pourrait dès lors ester en justice sur le fondement du déséquilibre manifeste des conditions économiques et financières du contrat, de l’enrichissement sans cause avec la répétition de l’indu voire même de la lésion, en supposant que cette dernière, supposée exister lors de la conclusion du contrat, peut naître en cours de vie. Il pourrait aussi se baser sur les dispositions du code de commerce (articles 307 et 711) pour considérer que dès lors que la banque était tenue de restituer le dépôt reçu en l’état ou à l’identique, tout changement ou baisse de valeur entraînerait de jure compensation. La jurisprudence de la cour d’appel de Beyrouth a d’ailleurs déjà jugé dans ce sens par le passé.

S’agissant des actions collectives des déposants contre les banques par le biais d’associations ad hoc créées à cet effet, il convient de signaler qu’en dépit de la décision encourageante du Conseil d’État en 2014 admettant le recours présenté par l’association « Roads for Life » contre la décision du Conseil des ministres de l’époque visant à différer la mise en application du nouveau code de la route, cette décision n’a pas encore fait, pour ainsi dire, jurisprudence et le recours était présenté en association avec des personnes physiques ayant subi un grave préjudice. D’où la contrainte toujours présente du dommage direct.


Risques de faillite

S’agissant d’autre part de l’idée véhiculée par nombre de déposants de présenter un recours à l’étranger et notamment aux États-Unis contre les banques libanaises pour motif d’utilisation du dollar dans les dépôts et transactions, et en évitant d’aborder ici exhaustivement l’aspect technique, il faut savoir que le dollar américain ne semble pas être à lui seul un rattachement suffisant pour donner compétence aux tribunaux américains. Le « long-arm statute » suppose que soient remplis certains autres critères. De surcroît, et à supposer que le plaignant obtienne gain de cause aux États-Unis, il devra ensuite obtenir l’exequatur au Liban en vue de l’exécution forcée, conformément aux dispositions des articles 1009 et suivants du code de procédure civile libanais. Ainsi par exemple, aux termes de l’article 1014, les juridictions libanaises sont tenues de rejeter la demande d’exequatur dans les cas où un jugement définitif a été rendu par les juridictions libanaises entre les mêmes parties et concernant la même affaire. Mais aussi dans l’hypothèse où une action portant sur le même objet et opposant les mêmes parties, présentée antérieurement à l’action ayant débouché sur le jugement étranger, est toujours pendante devant les juridictions libanaises.

Concernant enfin les risques et conséquences liés au défaut de paiement définitif et à la faillite des banques, crainte suprême des déposants et sujet de prédilection actuel des organismes internationaux, les lois libanaises organisent les choses et les procédures dans le cadre des dispositions du code de commerce tout d’abord et de certaines lois spéciales ensuite, comme la loi n° 2 du 16/01/1967 et la loi n° 110 du 7/11/1991. Ce qu’il faudrait retenir en somme de ces lois, c’est en premier lieu le dessaisissement total et définitif des instances de direction et de contrôle (dirigeants, membres du conseil d’administration, commissaires aux comptes, etc.) comme constat d’échec de leur gestion, la levée du secret bancaire et la divulgation de leurs comptes ainsi que la saisie conservatoire de leur biens (tous ceux qui ont été en poste pendant les dix-huit mois ayant précédé la faillite). L’affaire est déférée ensuite à un tribunal spécial et un directeur temporaire qualifié puis une commission de direction indépendante seront désignés afin de se charger des affaires opérationnelles. Cette dernière devra exposer au tribunal dans un délai de six mois si la banque est apte à continuer ou relancer ses activités après assainissement de sa situation financière ou, à défaut, si elle doit être liquidée et radiée par rétrocession ou dissolution. En matière de remboursement, les déposants sont prioritaires par rapport aux actionnaires et passent après les salariés de la banque et les créanciers privilégiés détenteurs de garanties. Les dépôts seront néanmoins garantis à hauteur d’un montant de 75 millions de livres libanaises par L’Institut national de garantie des dépôts (article 14 de la loi n° 28 du 9/5/1967 tel que modifié par la dernière loi de finances pour 2020).

À la lumière de qui précède, le constat est clair : notre classe dirigeante (politique et financière) a ceci d’exceptionnel qu’elle a réussi, bien qu’en plein déni et au bord du naufrage, à se faire remplacer par le secteur bancaire comme bouc émissaire dans l’arène d’un combat de mise à mort avec les déposants. Elle confirme ainsi une fois encore « qu’on ne règle pas les problèmes avec ceux qui les ont créés » (Albert Einstein).

Par Karim DAHER
Avocat, enseignant en droit fiscal à l’USJ et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic).


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Depuis le 17 octobre dernier, les déposants et clients des banques libanaises subissent des restrictions informelles d’accès à leurs dépôts (limitations des retraits, des transferts et de divers types de transactions commerciales), dans le contexte de crise économique et financière actuel. Ils subissent de même un début de processus non déclaré de décote (« haircut »)...

commentaires (3)

Très beau (et très long) article qui tourne autour du pot. En résumé, on est encore au bord du gouffre, ou bien on a fait un grand pas en avant?

Gros Gnon

20 h 36, le 29 février 2020

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Commentaires (3)

  • Très beau (et très long) article qui tourne autour du pot. En résumé, on est encore au bord du gouffre, ou bien on a fait un grand pas en avant?

    Gros Gnon

    20 h 36, le 29 février 2020

  • LSSSSOUSSSS ! LSSSSOUSSSS !

    MON CLAIR MOT A GEAGEA CENSURE

    16 h 15, le 29 février 2020

  • Enfin un article clair écrit en termes simples qui décrit notre triste réalité. Les politiques sont certainement les premiers responsables mais je ne pense pas que les propriétaires des banques soient totalement innocents

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 43, le 29 février 2020

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