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Société - Retour sur l'histoire

Le 17 mars 1974, Moussa Sadr lançait le Mouvement des déshérités

La révolte du 17 octobre est loin d’être le premier mouvement populaire d’ampleur à caractère social qu’a connu le Liban. Elle est sans doute le produit de l’expérience de révoltes passées qui ont éclaté dans des contextes certes différents, notamment parce qu’elles étaient confinées dans des cadres communautaires restreints. Mais des similitudes existent. Aujourd’hui, retour sur le Mouvement des déshérités, ou l’éveil des chiites contre leur système féodal, responsable de leur marginalisation.

Le charismatique imam chiite Moussa Sadr (à droite) et ses partisans jurant de « lutter jusqu'à la dernière goutte de leur sang » pour les droits de la communauté », le 17 mars 1974 à Baalbeck. Photo d'archives « L'OLJ » Photo d'archives OLJ

Les révoltes sont souvent le résultat d’une rencontre entre une injustice et un espoir incarné par une figure. C’est ce qui se produit le 17 mars 1974 à Baalbeck, lorsque le leader spirituel des chiites au Liban, Moussa Sadr, lance le Mouvement des déshérités sous les vivats de plusieurs dizaines de milliers de fidèles qui font le serment de « lutter jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour les droits » des désœuvrés et des marginalisés.

C’est le résultat du travail de sape du charismatique imam qui a définitivement changé le destin de sa communauté longtemps laissée pour compte en lui redonnant voix et dignité à coups de grands discours, de grèves massives et de victoires politiques. C’est aussi le prélude à la création de la milice armée d’Amal, rendue inévitable avec la guerre civile qui éclate quelques mois plus tard ; et le dernier coup d’éclat d’un visionnaire ambivalent qui disparaît en 1978, un an avant l’avènement de la République islamique d’Iran.

Retour sur un soulèvement de longue haleine qui a consacré la présence des chiites sur l’échiquier politique et social du Liban.


Grève et désobéissance civile
En ce début d’année 1974, le coût de la vie explose au Liban, et dans le sud du pays, les attaques palestiniennes et les ripostes israéliennes se multiplient. Dans cette région où ne restent plus que les agriculteurs qui ne subsistent que grâce aux très maigres subventions de la Régie du tabac, l’atmosphère est insurrectionnelle.

Tout le monde attend la réaction de Moussa Sadr. Le charismatique imam est arrivé à Tyr 15 ans plus tôt, en 1959, envoyé à l’époque d’Irak par les ayatollahs chiites pour présider aux destinées de ses coreligionnaires du Liban. Né à Qom, en Iran, d’un père grand ayatollah originaire de Jabal Amel (Liban-Sud), le jeune théologien alors âgé de 30 ans est poussé au chevet d’une communauté reléguée au ban de la société libanaise et dominée par quelques familles féodales. Ses membres vivent dans des conditions miséreuses au Liban-Sud et dans la Békaa, loin de Beyrouth, du Mont-Liban et de Tripoli qui concentrent l’activité économique et le pouvoir détenu par les élites sunnites et chrétiennes.

La révolte avait déjà son terreau. Alors, lorsque la crise entre les planteurs de tabac et le gouvernement éclate début 1974, le charismatique imam Moussa Sadr prend fait et cause pour les agriculteurs et appelle le pays à la désobéissance civile. L’appel est soutenu par certains dignitaires chrétiens, avec lesquels l’imam a établi des ponts. Cet appel à la désobéissance civile fait écho à la grève générale de solidarité avec le Liban-Sud, lancée en 1970 par l’imam Sadr. Dans ces régions, les attaques des fedayine palestiniens et les sévères représailles de l’État hébreu provoquent un exode des habitants vers la banlieue sud de Beyrouth. Sous la pression de cette grève suivie dans tout le pays, le Parlement libanais vote en mai 1970 la création du Conseil du Sud, devant aider à la reconstruction et au développement de la région. Il s’agissait de la deuxième grande victoire politique de Moussa Sadr. Trois ans plus tôt, en 1967, il obtenait la création du Conseil supérieur chiite, l’équivalent de Dar el-Fatwa chez les sunnites, dont il devient le président deux ans plus tard. L’État central reconnaissait enfin l’autonomie de la communauté chiite.



La consécration de Moussa Sadr
Le 17 mars 1974, lors des commémorations de la Achoura, l’imam mobilise à Baalbeck 100 000 personnes qui jurent de ne pas rester silencieuses et de combattre « jusqu’à la dernière goutte de leur sang », au nom des personnes et des régions déshéritées. C’est la première grande démonstration de force de Moussa Sadr qui porte depuis des années un discours galvaniseur.


La Une de L'Orient-Le jour du 18 mars 1974


Ce discours trouve sa source dans le travail de fourmi mené par l’imam les années précédentes. Au travers de discussions, de réunions et de grandes conférences, il porte avec un charisme hors du commun un récit d’un nouveau genre mêlant imaginaire religieux et revendications sociopolitiques qui fait des chiites libanais des martyrs réclamant justice. Avec Moussa Sadr, les chiites s’étaient alors trouvé un guide.


Des femmes écoutant attentivement Moussa Sadr (turban noir) en 1975. Photo d’archives « L'OLJ »



En multipliant les appels au dialogue et à la coexistence entre l’ensemble des communautés libanaises, l’imam, notamment proche de « l’évêque rouge » Grégoire Haddad et qui bénéfice du soutien de Dar el-Fatwa dans sa dénonciation du système politique libanais, acquiert une dimension nationale.

Après le rassemblement de Baalbeck, le gouvernement de Takieddine Solh, qui a chargé une commission formée des ministres chiites d’étudier les revendications de leur communauté, s’inquiète de la menace du recours aux armes exprimé par Moussa Sadr.


Des partisans de Moussa Sadr, dont certains brandissant leurs armes, le 17 mars 1974 à Baalbeck. Photo d'archives « L'OLJ »



Le 2 mai, le Conseil des ministres, réuni autour du président Sleiman Frangié à Beiteddine, condamne cette démonstration de force au cours de laquelle 15 000 hommes brandissent leurs armes. Trois jours plus tard, Moussa Sadr frappe encore plus fort et rassemble à Tyr 150 000 personnes, dont plusieurs milliers portent les armes. La rupture avec l’État est consommée.

L’imam continue d’engranger les victoires politiques et la sympathie, voire le soutien, de l’opinion publique. Le 20 novembre, 191 intellectuels et leaders d’opinion libanais de tout bord apposent leurs signatures sur un document politique rédigé par le Mouvement des déshérités dans lequel il expose ses revendications.

En décembre, lors d’élections partielles à Nabatiyé, Moussa Sadr entre symboliquement au Parlement avec la victoire haut la main du candidat qu’il soutient, notamment face à celui du zaïm traditionnel Kamel el-Assaad et à ceux des forces de gauche, qui s’affrontent depuis des années dans les urnes au sein du Conseil supérieur chiite.

Ce triomphe électoral valide l’un des principaux objectifs que s’était fixés l’imam. Dès son arrivée au Liban, Moussa Sadr dresse le constat que les dynasties politiques chiites féodales en place ont privatisé à leur profit leur présence au Parlement et, plus globalement, dans la haute fonction publique, sans en faire bénéficier le reste de la communauté. Les résultats de la partielle de Nabatiyé laissaient entrevoir un raz-de-marée « sadriste » dans les régions chiites lors des élections législatives qui étaient prévues en 1976, mais le scrutin n’a jamais eu lieu.


L'imam Moussa Sadr. Photo d'archives AFP


Créateur d'Amal
Au début de l’année 1975, la montée des périls semble inexorable. Le 18 mars, Moussa Sadr lance un appel au calme et met en garde contre les « conspirations de l’ennemi » et la sédition. Insuffisant pour éviter l’inévitable. La guerre civile éclate le 13 avril.

Le 20 avril, Moussa Sadr crée autour de lui un « comité national de pacification » qui se donne pour mission de préserver la concorde, le dialogue et les instruments démocratiques, tout en laissant une place à la « révolution palestinienne ». Le 27 juin, l’imam lance une grève de la faim de trois jours à la mosquée Safa dans la banlieue sud de Beyrouth pour protester contre la guerre civile.


La Une de L'Orient-Le Jour du 28 juin 1975.


Un gouvernement de « réconciliation nationale », dirigé par Rachid Karamé et composé de six personnalités dont l’ancien président Camille Chamoun, est alors mis sur pied. Il exercera ses fonctions jusqu’en décembre 1976.

Mais la guerre fait rage et il faut se défendre. Après s’être rendu les jours suivants dans les régions de Baalbeck et du Hermel dans la Békaa, Moussa Sadr annonce le 6 juillet la création des Régiments armés de la résistance libanaise, dont l’acronyme en arabe porte les initiales Amal, qui signifie espoir. Objectif : mener la lutte armée contre Israël dans un cadre qu’il veut strictement national.

Malgré la création de cette milice, l’imam n’a pas abandonné son désir de paix en soutenant les initiatives libanaises et arabes, et en multipliant les déplacements au Liban et à l’étranger. Mais sa disparition dans des circonstances obscures en août 1978 en Libye va enterrer ces espoirs, laissant le champ libre à la ligne tracée par la République islamique d’Iran, proclamée en 1979.

Près de cinquante ans plus tard, le mouvement Amal repris par Nabih Berry et, dans une certaine mesure, le Hezbollah célèbrent encore l’héritage du Mouvement des déshérités de Moussa Sadr, considéré encore aujourd’hui comme le père spirituel de la communauté chiite libanaise.


Prochain récit : La révolte paysanne de Tanios Chahine.



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commentaires (2)

Aujourd’hui les déshérités ont changé de camp...

LeRougeEtLeNoir

12 h 04, le 11 mars 2020

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Commentaires (2)

  • Aujourd’hui les déshérités ont changé de camp...

    LeRougeEtLeNoir

    12 h 04, le 11 mars 2020

  • Tout ces partis religieux qui deviennent milices....il faut en finir une bonne fois pour toute

    Elementaire

    07 h 20, le 11 mars 2020

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