Qu’ils viennent de Bagdad ou d’ailleurs dans le pays, ils étaient plusieurs dizaines de milliers de personnes – hommes, femmes, et enfants – à s’être rendues hier dans l’un des quartiers de la capitale irakienne, Jadriyah, à l’appel pacifique du leader populiste chiite Moqtada Sadr, pour réclamer l’expulsion des forces armées américaines du pays.
À coups de « Dehors, dehors, occupant » ou encore de « Oui à la souveraineté », les fidèles du clerc tribun n’ont pas hésité à faire entendre leur voix et crier leur « ras-le-bol » de la présence américaine en Irak. Sur les réseaux sociaux, des images montraient des protestataires marchant sur des drapeaux américains, mais aussi des maquettes de soldats, et même du président américain Donald Trump, pendus à des gibets.
Dans un communiqué lu sur une estrade par un porte-parole, Moqtada Sadr a appelé « au retrait des forces américaines d’Irak, à l’annulation des accords sécuritaires entre Bagdad et Washington et à la fermeture de l’espace aérien irakien aux avions militaires américains ». Il a également enjoint à Donald Trump de ne pas être « arrogant » face aux responsables irakiens. « Si tout cela est fait, nous traiterons (avec les États-Unis) comme avec un pays non occupant, sinon, nous les considérerons comme un pays hostile à l’Irak », a-t-il ajouté.
Cette marche, annoncée depuis plusieurs jours, a été soutenue par plusieurs factions paramilitaires irakiennes comme celles des Hachd al-Chaabi (pro-Iran), habituellement rivales de M. Sadr. « Le message du peuple (à Trump) était clair : soit vous partez volontairement, soit vous serez chassés », tweetait hier l’un des chefs du Hachd, Qaïs al-Khazali, mentor de M. Sadr avant de devenir son « concurrent ».
Ce que Moqtada Sadr a appelé la « marche du million » se tient dans un double contexte : les tensions Washington-Téhéran d’un côté – fortement ravivées suite à la mort du général iranien Kassem Soleimani le 3 janvier par une attaque de drone américain – et, d’un autre, les manifestations antigouvernementales résonnant dans tout le pays depuis le 1er octobre dernier et demandant le départ de toute la classe politique irakienne jugée incompétente et corrompue.
Bien qu’elle n’ait pas atteint le chiffre escompté d’un million de personnes, cette marche reste un succès pour le clerc chiite. « Sadr a réussi à montrer sa capacité à mobiliser la rue, ce que personne dans la classe politique irakienne n’a réussi à faire depuis 2003 (chute du régime de Saddam Hussein) », explique Fanar Haddad, spécialiste de l’Irak au sein du Middle East Institute, contacté par L’Orient-Le Jour.
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« Je dois être au centre du processus »
« La marche d’aujourd’hui a mis l’accent sur la capacité des sadristes à amener les gens dans la rue (...) Elle démontre à nouveau le soutien que les sadristes ont, ainsi que l’organisation et la logistique dont ils disposent (mobiliser des dizaines de milliers de personnes pendant plusieurs heures) », insiste M. Haddad, surtout dans un secteur aussi sensible – le quartier de Jadriyah étant situé le long du Tigre, sur la rive opposée à celle de la zone verte, région ultrasécurisée abritant l’ambassade américaine, mais aussi plusieurs institutions officielles irakiennes. Cette zone avait déjà été prise pour cible par les sadristes en 2016 pour obtenir des réformes du gouvernement. Cette mobilisation avait paralysé le pays.
Le message envoyé par la marche sadriste d’hier n’est pas uniquement destiné aux Américains, mais aussi à toute la classe politique irakienne et en particulier aux opposants du clerc chiite, dans un contexte d’absence de gouvernement depuis la démission du Premier ministre Adel Abdel Mahdi en décembre. Ce dernier continue toutefois de gérer les affaires courantes, les différents partis politiques ne parvenant pas à s’entendre sur le nom d’un successeur. « Le message pour les adversaires de Moqtada Sadr – notamment Nouri al-Maliki (ancien Premier ministre) et Hadi el-Ameri (chef de la branche politique des Hachd el-Chaabi) est : “Je dois être au centre du processus de formation du gouvernement (...) je suis la plus grande formation” », résume M. Haddad.
À la tête de la plus importante formation politique d’Irak (« Sairoun » : « la marche pour les réformes »), Moqtada Sadr est un opposant de longue date à la présence américaine dans le pays. Entre 2003 et 2011, il a dirigé la milice « l’Armée du mahdi » pour combattre les GI. Il l’a réactivée après l’élimination du général Soleimani. Cette attaque américaine, qui a aussi tué Abou Mahdi al-Mouhandis (chef du Hezbollah irakien), a rebattu les cartes dans le pays.
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Il a changé l’ennemi public numéro un d’une partie des chiites irakiens et a comme « éclipsé » le mouvement populaire du 1er octobre. Avant le 3 janvier, c’est la République islamique qui était dans le collimateur des manifestants. Ces derniers lui reprochaient son influence au sein de la classe politique irakienne, mais aussi sa responsabilité dans la mort d’un grand nombre de manifestants depuis l’éclatement du mouvement du 1er octobre – notamment via des tirs de snipers. Mais aujourd’hui, alors que les manifestations spontanées se poursuivent, elles ont du mal à se faire entendre face à la concurrence de celles organisées par les milices chiites qui font de la lutte contre l’occupant américain l’objectif prioritaire de la révolution. Deux manifestants hostiles au régime irakien ont été tués hier à Bagdad lors d’affrontements avec les forces de sécurité. L’ONG française SOS Chrétiens d’Orient a par ailleurs annoncé que quatre de ses collaborateurs, trois Français et un Irakien, étaient portés disparus depuis lundi dans la capitale irakienne.
Le 5 janvier, Bagdad – ayant dénoncé l’attaque de drone dans laquelle Soleimani avait été éliminé comme une violation flagrante de sa souveraineté par Washington – avait voté en faveur du départ des troupes étrangères, dont les 5 200 militaires américains déployés dans le cadre de la lutte contre le groupe État islamique. La marche d’hier s’inscrit dans cette continuité de rejet de la présence américaine. Du côté des manifestations antigouvernementales, la marche de M. Sadr a presque des allures de « contre-révolution », bien que le clerc tribun a soutenu les revendications des protestataires dès le début. « Certains manifestants sur la place Tahrir pensent que M. Sadr est un danger pour le mouvement de protestation et qu’il essaie de le détourner (...) Mais il y a également sur la place Tahrir des “sadristes officieux” », conclut Fanar Haddad.
Pour mémoire
commentaires (4)
Il y a certains illuminés qui croient encore qu'avec de tels personnages les pays arabes, ou l’Iran, vont aller de l'avant! Autrefois au Liban nous avions aussi des imbéciles qui pensaient qu'en entrant dans la danse nous pourrions la contrôler. Ce a quoi ils n'ont pas réfléchit c'est qu'en ne connaissant pas les pas, la danse finit par s'avérer incontrôlable et la catastrophe est alors terrible ... d’où la guerre, puis l'occupation et a présent le pays est au abords de la faillite et d'une nouvelle guerre. Nous nous en passerons volontier!
Pierre Hadjigeorgiou
09 h 49, le 27 janvier 2020