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Monde - Éclairage

En Méditerranée orientale, une nouvelle géopolitique se dessine

L’internationalisation du conflit libyen est en partie liée à la découverte récente de gisements gaziers dans cet espace maritime et aux nouvelles coopérations qui en découlent.

Il y avait tout le monde, ou presque, à Berlin dimanche dernier. Les Américains et les Russes, les Français et les Italiens, les Turcs et les Égyptiens, ou encore les Algériens et les Émiratis : tous les acteurs concernés de loin, mais surtout de près, par le conflit libyen et plus généralement par les luttes de puissance qui se jouent actuellement en Méditerranée orientale.

Qu’elle paraît loin l’époque, pourtant pas si lointaine, où la guerre libyenne – qui oppose le Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par l’ONU et dirigé par Fayez el-Sarraj aux troupes du maréchal Khalifa Haftar – n’intéressait pas grand monde et était essentiellement perçue sous l’angle d’une bataille de tribus se disputant l’héritage de Mouammar Kadhafi. La superposition au conflit libyen des rivalités régionales au sein du monde sunnite, entre un axe émirato-égypto-saoudien et une alliance qataro-turque, ainsi que les antagonismes entre Paris et Rome sur la question avaient déjà posé les bases d’une internationalisation du conflit. Mais cette mutation a été achevée au cours de ces derniers mois avec le renforcement d’une présence militaire russe sur le terrain et, surtout, la décision d’Ankara, en décembre 2019, d’envoyer des troupes en soutien au GNA.

Les puissances impliquées se sont engagées à Berlin à respecter l’embargo qu’elles ont elles-mêmes violé par le passé et à ne plus interférer dans les affaires libyennes. Mais force est de constater que la Libye, déjà livrée aux appétits de plusieurs puissances en compétition, est devenue le théâtre d’une multitude de conflits non seulement par procuration, mais avec intervention directe des puissances concernées qu’il sera bien difficile de maîtriser. Essayons de résumer : il y a l’axe émirato-égyptien qui soutient politiquement et militairement le maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est libyen, dans sa volonté d’instaurer un rapport de force qui lui serait favorable et qui ferait de lui la solution incontournable à toute résolution du conflit. Il y a la Russie qui entretient des relations cordiales avec le maréchal et qui lui apporte un soutien militaire via les mercenaires du groupe Wagner, très proche du Kremlin, sans pour autant mettre tous ses œufs dans le même panier. Il y a la Turquie, qui a conclu le 27 novembre dernier un accord avec le GNA, impliquant un soutien militaire officiel de la part d’Ankara, lequel se caractérise pour l’instant par l’envoi de mercenaires syriens sur le terrain. Il y a la France, qui avait pris le leadership sur la question en 2017 et semble aujourd’hui dépassée du fait notamment des contradictions de sa politique qui appuyait officiellement le Premier ministre libyen tout en soutenant en sous-main le maréchal Haftar. Il y a l’Italie, qui constate sa propre impuissance à peser dans son ex-colonie, dans un conflit où les acteurs régionaux ont pris le dessus. Il y a l’Algérie, qui regarde avec inquiétude les évolutions dans ce pays voisin, sans avoir, dans le contexte de sa propre révolution, la légitimité et les moyens de changer la donne. Et il y a enfin les États-Unis, qui brillent avant tout par leur absence et qui laissent ainsi, à l’instar de ce qui se passe en Syrie, les puissances régionales mener la danse.


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« Les Européens ne sont plus tout seuls »

L’axe emirato-égyptien veut faire de la Libye son pré-carré et empêcher la victoire d’un camp, celui du GNA, qu’ils estiment proche des Frères musulmans, sa bête noire, et donc favorable à l’alliance turco-qatarie. Moscou veut jouer les grands arbitres, l’acteur sans qui rien ne peut se décider, et renforcer ainsi son influence en Méditerranée orientale. Ankara use et abuse de toute une rhétorique néo-ottomane pour défendre ses intérêts non seulement dans ce pays à 2 000 kilomètres de ses frontières, mais surtout dans l’espace maritime qui les sépare. Et les Européens sont dépassés par un conflit qui se joue à leur porte dans un pays pourtant considéré comme une des plaques tournantes de l’immigration vers le Vieux Continent. « Les grandes puissances européennes se rendent compte qu’elles ne sont plus toutes seules dans la région méditerranéenne. Les acteurs qui ont émergé ces dernières années comptent beaucoup et représentent une sérieuse concurrence diplomatique ou économique », résume Christian Lequesne, professeur et ancien directeur du CERI de Sciences Po.

Aux luttes de puissances, aux défis en matière de sécurité et d’immigration, aux rivalités géopolitiques sur fonds de divergences idéologiques, s’ajoutent les enjeux économiques qui font de la Méditerranée orientale un espace qui attire toutes les convoitises. « Je vois apparaître toute une nouvelle géopolitique de l’énergie dans la région », confiait à L’OLJ, il y a quelques mois, un diplomate européen.

La Méditerranée orientale et ses découvertes récentes en matière de gisements de gaz constituent l’arrière-scène du conflit libyen. Non que la guerre dans ce pays, lui-même riche en hydrocarbures, dépende de ces enjeux, mais ils existent, au moins en arrière-pensée, dans la logique des acteurs impliqués dans le conflit.


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Liban exclu

Reprenons depuis le début. Il y avait tout le monde, ou presque, à Berlin ce dimanche. Il y a pourtant plusieurs pays qui auraient certainement aimé être de la partie : la Tunisie, qui ne s’en est pas cachée, mais aussi la Grèce et Chypre, ou encore Israël et l’Arabie saoudite. La Tunisie est un pays voisin, l’Arabie saoudite une puissance arabe qui peut considérer qu’elle a son mot à dire dans le conflit libyen. Mais que viennent faire là Israël, Chypre et la Grèce ? Ces trois pays sont concernés par cette guerre par la force des choses en tant qu’acteurs de la nouvelle géopolitique qui se dessine dans l’espace méditerranéen. L’implication turque en Libye a changé la donne en menaçant les projets de coopération en matière de gaz entre l’Égypte, la Grèce, Chypre et Israël, quatre pays avec lesquels Ankara entretient, au mieux, des relations compliquées. « Les Grecs sont convaincus que sur les questions libyennes et les problèmes avec les Turcs, les Européens les ont laissé tomber. Ils ont cru qu’en rentrant dans l’Union européenne, ils seraient protégés de la Turquie et des intentions turques envers les îles grecques, même désertes », dit Joëlle Dalegre, maître de conférences émérite à l’Inalco.

Chypre, Israël et l’Égypte sont les trois nouveaux acteurs en matière de gaz, dans cet espace qui concentre 2 % des ressources mondiales. « Chypre, en tant que porte d’entrée vers l’Europe ; l’Égypte, disposant d’installations et d’infrastructures existantes pour le traitement et le stockage du GNL (gaz naturel liquéfié) ; et Israël, exportateur net ayant plus de gaz naturel qu’il n’en consomme », résume Joe Macaron, chercheur à l’Arab Center de Washington.

D’importants gisements ont été découverts ces dernières années au sud-ouest de l’île de Chypre. Occupant la partie nord de Chypre (38 %) depuis 1974, Ankara cherche à faire valoir ses droits économiques sur les ressources sous-marines de l’île, bien que celles-ci soient hors de portée de la « juridiction » chypriote turque. Elle a ainsi dépêché plusieurs navires foreurs dans la zone et n’a d’ailleurs pas hésité il y a quelques mois à barrer la route à un navire italien ayant obtenu des contrats d’exploitation du gaz avec Chypre.

Israël est une puissance gazière depuis sa découverte de plusieurs gisements entre 2009 et 2013, dont le Leviathan, en 2010, avec ses 605 milliards de m3 de gaz. L’État hébreu fournit du gaz à l’Égypte et voudrait trouver d’autres débouchés dans la région. Le Parlement jordanien a voté dimanche une motion visant à interdire l’importation de gaz d’Israël. La question du gaz est également un sujet de discorde entre Israël et le Liban. Elle est liée à celle de la délimitation des espaces maritimes entre les deux pays, même si des négociations sont en cours. Du fait de ce litige et d’autres problématiques internes et régionales, le Liban est pour l’instant exclu des grands partenariats dans cette espace.

L’Égypte a tout pour être la grande puissance régionale dans ce secteur. « En raison de la modernité de son industrie énergétique, de ses découvertes majeures, de ses infrastructures et de son grand marché, l’Égypte se considère comme la pièce maîtresse sur la question du gaz en Méditerranée orientale. Ses deux installations gazières de liquéfaction et ses bonnes relations avec ses voisins lui permettent de se positionner comme un hub régional d’exportation de gaz mais aussi comme une plateforme privilégiée pour transporter le gaz de la Méditerranée orientale hors de la région », explique Mona Soukkarieh, consultante en « risques politiques » et cofondatrice de Middle East Strategic Perspectives.


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« Rien ne peut être réglé sans la Turquie »

Les choses se sont accélérées au cours de ces dernières semaines. Le 2 janvier, Israël, la Grèce et la Chypre ont conclu un accord sur le projet de Gazoduc EastMed qui permettrait d’approvisionner l’Europe. Ce projet était menacé par la conclusion le 27 novembre dernier d’un accord entre la Turquie et le GNA qui redéfinit les frontières maritimes turco-libyennes et garantit à Ankara des droits dans cette zone. Autrement dit, la Turquie s’offre un droit, si ce n’est d’exploitation, du moins de regard sur tous les projets qui pourraient concerner cette zone, par laquelle devait passer le gazoduc EastMed.

« La Turquie peut jouer un rôle perturbateur en affirmant que le gaz de la Méditerranée orientale ne peut être exporté sans son consentement, et profiter de la situation pour demander au moins une part des revenus du gaz », décrypte Joe Macaron. Le projet EastMed dessine une nouvelle géopolitique dont la Turquie est exclue, et vient concurrencer, dans une certaine mesure, le gazoduc TurkStream, qui relie la Russie à la Turquie via la mer Noire et qui a été inauguré le 8 janvier à Istanbul, comme symbole de la bonne entente entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan. « La Turquie montre qu’elle ne peut être marginalisée dans la Méditerranée orientale et que rien ne peut être réglé sans sa participation », a expliqué à la mi-décembre Cagaptay Erciyes, responsable au sein du ministère turc des Affaires étrangères.

Les contacts diplomatiques se sont intensifiés depuis le retour turc en Libye. Les pays du Golfe, inquiets de voir leur rival sur la scène sunnite gagner en influence, ont multiplié les échanges avec les acteurs locaux. Signe que le sujet est pris au sérieux, le roi Salmane a reçu dimanche dernier le ministre chypriote des Affaires étrangères, Nikos Christodoulidès, pour discuter de ces évolutions. « L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont accentué leur implication dans le dossier est-méditerranéen depuis 2015. Leurs objectifs sont doubles. Le premier est stratégique. Il s’agit de sécuriser l’accès aux routes commerciales et aux départs de pétrole situés en Méditerranée. Le second objectif, plus réactif, est de contenir l’influence géopolitique de la Turquie. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis veulent vendre leur pétrole à l’Europe sans que ces voies d’approvisionnement passent par les frontières turques », explique Samuel Ramani, chercheur au sein du programme Moyen-Orient de l’Université d’Oxford.

L’acteur dominant dans la zone ? Peut-être la Russie de Vladimir Poutine qui a prouvé au cours de ces dernières années qu’elle maîtrisait l’art de se poser en grand arbitre des intérêts divergents. Elle se positionne aujourd’hui comme une puissance méditerranéenne, d’autant plus après son intervention en Syrie. « La Russie, en tant que grande puissance gazière, n’est pas menacée par le gaz de la Méditerranée orientale. L’exportation de gaz méditerranéen vers l’Europe rend cependant les Européens moins dépendants du gaz russe ».

« Le retour russe en Méditerranée orientale est un objectif stratégique. Il permet à Moscou de s’inviter à la table des grands et d’avoir un accès direct à toutes les crises essentielles, comme celle de Syrie, et de s’inviter dans l’arrière-cour maritime des Européens avec Chypre et la Grèce, et surtout de contrer la sixième flotte américaine », dit pour sa part Cyrille Bret, expert de la Russie. Et dire que l’on considérait il y a de cela quelques années que la Méditerranée, autrefois disputée entre toutes les grandes civilisations, avait perdu toute son importance stratégique.


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Il y avait tout le monde, ou presque, à Berlin dimanche dernier. Les Américains et les Russes, les Français et les Italiens, les Turcs et les Égyptiens, ou encore les Algériens et les Émiratis : tous les acteurs concernés de loin, mais surtout de près, par le conflit libyen et plus généralement par les luttes de puissance qui se jouent actuellement en Méditerranée orientale....

commentaires (4)

LE TURC VA SE FAIRE CASSER LES DENTS.

LA LIBRE EXPRESSION

15 h 15, le 22 janvier 2020

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Commentaires (4)

  • LE TURC VA SE FAIRE CASSER LES DENTS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    15 h 15, le 22 janvier 2020

  • A voir: https://www.youtube.com/watch?v=i4qpT_ow3sc Nous y sommes presque...

    Pierre Hadjigeorgiou

    13 h 42, le 22 janvier 2020

  • Est-ce que l'humanité se rend compte , que les antagonismes actuels qui mènent à des affrontements ouverts entre les différents blocs , même au cas où il y aurait un vainqueur suprême sur tous les autres, que l'humanité va tout droit vers son extinction totale ? L'hégémonie a existé de tout temps avec des dominations de tous les peuples à tour de rôle, les égyptiens, les romains , les arabes et aujourd'hui les occidentaux , mais il se fait jour que les découvertes en matière de sciences et de relations organisées, donc de l'intelligence humaine n'y auront rien apporté de constructifs à cette humanité en tant que telle . Le Liban qu'on dit monochrome du 8 Mars va en profiter pour faire marcher ses alliances politiques et géopolitiques. Que des destructions et des misères à venir .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 47, le 22 janvier 2020

  • Quand l'homme brûlera tous les combustibles fossiles, la terre rentrera dans l'aire carbonifère et la sixième extinction surviendra, le règne végétale survivra avec un nouveau cycle de vie avec une grande probabilité que l’intelligence ne reviendra pas.

    DAMMOUS Hanna

    11 h 32, le 22 janvier 2020

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