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Diaspora - Interview

« Pour éviter le chaos urbanistique, un sens de la responsabilité collective »

Garine Boghossian, jeune architecte libanaise émigrée aux États-Unis, relate son parcours, sa carrière déjà riche et le changement politique nécessaire au Liban pour engager le débat sur tous les aspects de la vie, notamment l’urbanisme.

Garine Boghossian : « Je voulais mieux comprendre la politique qui sous-tend la production architecturale. »

Elle est jeune, dynamique, elle aime son métier et se passionne pour l’urbanisme et la protection des espaces publics. Garine Boghossian, rencontrée récemment à Beyrouth, est une architecte urbaniste libanaise basée à New York. Son travail professionnel comprend des projets de planification urbaine et régionale à grande échelle dans le monde entier. Cela ne l’empêche pas d’être attachée à sa terre d’origine et de vouloir participer au changement qu’elle voit poindre depuis le 17 octobre, appelant à un véritable débat où les architectes et urbanistes auront leur mot à dire, notamment pour rouvrir la côte à la population.

Parlez-moi de vous, de votre enfance et de vos études au Liban, de vos liens avec votre pays d’origine, des raisons de votre départ... Que pensez-vous de la révolution qui s’est produite depuis le 17 octobre et quels sont vos espoirs de changement ?

Lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires au Liban, je terminais également mon baccalauréat en piano. J’envisageais sérieusement une carrière de pianiste. Or, cela m’a éloignée de la réalité sociale, économique et politique dans laquelle je vivais. L’architecture s’est imposée à moi parce que c’est la pratique où l’art rencontre la science. Je me suis inscrite au programme d’architecture de l’AUB, avec l’immense sacrifice et le soutien indéfectible de mes parents. Mon diplôme en poche, j’ai été embauchée dans un grand bureau d’architecture de Beyrouth. J’ai vite réalisé que mon intérêt pour l’environnement bâti grandissait. Je voulais en savoir plus sur le contexte plus large dans lequel l’architecture fonctionne. Dans un pays où la mainmise sur le domaine public s’exerce par la violence économique et militaire, la politique qui sous-tend la production architecturale s’impose comme une réalité que je voulais mieux comprendre. J’ai donc postulé au programme d’architecture et d’urbanisme du MIT, et j’ai déménagé aux États-Unis.

Avant mon déménagement, ma participation à la campagne de préservation d’un orphelinat arménien historique à Jbeil et l’indifférence du catholicos arménien quant à la préservation de ce patrimoine dont il est le gardien m’ont permis de me rendre compte que le processus décisionnel qui impacte notre environnement bâti ne doit pas être laissé entre les mains des puissants, mais régi par des politiques urbaines qui répondent à des considérations environnementales, économiques, culturelles et sociales.

Au Liban, la révolution du 17 octobre a apporté une promesse de changement. Il nous incombe de faire pression en faveur de ce changement en engageant une conversation critique sur tous les aspects de la vie, des droits de l’homme à l’économie en passant par l’urbanisme. Malheureusement, la classe dirigeante n’est pas disposée à engager ce débat, c’est pourquoi nous devons faire pression pour un changement politique.

Sur quels projets avez-vous travaillé jusqu’à présent ? Qu’avez-vous réalisé personnellement à travers eux ?

Lorsque j’ai rejoint le Practice for Architecture and Urbanism (PAU), un studio de design à New York, j’ai travaillé sur deux projets fascinants. Le premier était un plan directeur pour la ville de New York. Le site, « Sunnyside Yard », dans le Queens, est un terrain ferroviaire au cœur de différents quartiers. Le projet devait tenir compte des changements potentiels qui pourraient, sur une durée projetée de 80 ans, avoir un impact sur nos villes dans les prochaines décennies, allant du changement climatique aux progrès technologiques en matière de mobilité, de construction et d’autres paramètres.

Le second projet était un développement polyvalent à Oulan-Bator, la capitale de la Mongolie. Le projet propose un changement des typologies de bâtiments traditionnels et rompt avec les plans linéaires et quadrillés, dans une ville congestionnée. Mes visites à Oulan-Bator, en tant que chef de projet, n’ont pas seulement influencé ce projet en particulier, mais elles m’ont fait découvrir une réalité urbaine différente.

Récemment, j’ai décroché un nouveau poste chez ORG Permanent Modernity pour travailler sur un plan national d’aménagement du territoire pour le compte du gouvernement du Malawi.

Les « phares » unificateurs

En tant qu’architecte et urbaniste, quels sont selon vous les impacts d’une urbanisation à outrance de la côte libanaise, une thématique que vous connaissez bien ?

La côte libanaise est l’un de nos plus grands atouts nationaux. Sans un cadre de planification et une stratégie de mise en œuvre clairs qui guident son urbanisation, celle-ci a de graves implications environnementales, sociales et économiques. Si les décharges et les eaux usées représentent les dégâts les plus apparents, une urbanisation mal gérée signifie également une pollution des cours d’eau qui menace l’hydrologie, des écosystèmes marins perturbés, la perte de terres agricoles, l’érosion… Autant de facteurs qui peuvent provoquer des catastrophes environnementales. De plus, l’urbanisation au Liban a été menée par le secteur privé, d’où une privatisation de plus en plus importante.

Le long de la côte, certains de ces projets de privatisation sont illégaux, ce qui signifie que les terres publiques, qui appartiennent théoriquement au peuple libanais, sont illégalement saisies pour des intérêts privés, d’où de graves répercussions socio-économiques. La côte est l’interface par laquelle les gens accèdent à la mer. Une privatisation excessive ne nous dépouille pas seulement de notre droit d’accès à la mer, mais aussi de notre relation avec le bassin méditerranéen.

Ainsi, la gestion irresponsable de notre environnement mène à sa destruction, et la richesse est concentrée entre les mains de quelques-uns, ce qui privatise l’accès à la mer. Ces deux facteurs combinés créent une réalité qui nous éloigne de la culture méditerranéenne.

Avec une proposition intitulée « Phare de Beyrouth », conçue par mon frère, Garen Boghossian (également architecte), et moi, nous réinterprétons le phare comme une typologie urbaine qui établit une relation entre la ville et la mer, laquelle a perdu son importance symbolique et matérielle en tant que territoire unificateur. La proposition vise à revitaliser la connexion entre les différentes villes de la Méditerranée et la mer, en plaçant les phares à des endroits stratégiques sur toute la côte en vue de sensibiliser à la sauvegarde de la mer, à la lutte contre la pollution et la dégradation écologique, à la migration humaine et celle des espèces, à l’extraction des ressources et à leur éventuelle pénurie. De plus, les phares offriront un observatoire où les visiteurs profiteront d’une vue sur la ville et l’horizon infini.

Comment l’urbanisation peut-elle être affectée par l’exploitation future du gaz et du pétrole ?

Avec l’avènement de l’extraction de gaz et de pétrole dans les eaux libanaises, la pratique de l’exploitation (et probablement de la privatisation) sera étendue aux eaux profondes. Il est important de comprendre comment cette occupation des fonds marins et de l’eau de mer modifie notre relation avec la mer. À un moment où notre société se demande comment nos ressources sont gérées et veut demander des comptes à ses élus, nous avons la possibilité de changer le cours de la gestion des ressources dans le pays. Nous pouvons soit tirer des enseignements de modèles tels que la Norvège, où les revenus des ressources partagées sont redistribués, soit devenir le prolongement d’un plan économique qui ne favorise que les intérêts des investisseurs privés.


« Le changement requiert une volonté politique »

Quel est, selon vous, le rôle des architectes et des urbanistes dans la prévention des pires impacts de l’occupation chaotique du littoral et des autres lieux publics ?

Notre rôle en tant qu’architectes et urbanistes est de reconnaître d’abord que nous ne pouvons pas apporter le changement seuls. Aucune discipline ne le peut. Un changement substantiel se produit lorsque nous sommes disposés à nous écouter et à communiquer les uns avec les autres. S’il est vrai que les planificateurs supervisent la planification, les architectes génèrent des conceptions, les ingénieurs créent des solutions, les législateurs promulguent des lois, etc., seul un processus multidisciplinaire peut apporter les solutions nécessaires. Nous avons besoin d’un sens de la responsabilité collective pour éviter la construction anarchique.

En tant que professionnels dans le domaine de l’architecture, nous devons continuer à faire pression pour des politiques et des cadres de planification qui créent un environnement inclusif et durable pour tout le monde, pas seulement pour quelques privilégiés. Le changement requiert une volonté politique et une action collective. Et nous devons participer à ce débat.

Quels sont vos plans pour l’avenir ? Souhaitez-vous collaborer avec le Liban et quels sont les défis auxquels vous êtes confrontée dans cette optique ?

Pour l’instant, je voudrais visiter le Liban plus souvent et m’engager avec des personnes et des collectifs qui travaillent sur le terrain. S’engager en tant que professionnelle est très difficile lorsqu’on est loin, mais je vais poursuivre mes tentatives. Les compétitions sont une option intéressante, c’est un travail créatif qui devient un moyen d’échanger des idées et de générer de nouveaux modes de pensée.


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