Pour la première fois depuis 30 ans, les citoyens libanais qui battent en masse le pavé depuis le 17 octobre dernier remettent en cause les deux piliers du système politique et économique de l’après-guerre : le confessionnalisme et le néolibéralisme.
Depuis plusieurs mois, ce modèle s’effondre sous les coups de la contraction rapide de l’économie ; de l’explosion du chômage et des fermetures d’entreprises ; de l’effondrement (atteignant jusqu’à 60 %) de la monnaie nationale sur le marché des changes secondaire qui menace l’ancrage du pays au dollar ; et de la mise en place par les banques de mesures de contrôle des capitaux illégales et discrétionnaires (accordant notamment un traitement préférentiel à certains clients). Dans ce contexte, la démission du Premier ministre Saad Hariri, le 29 octobre dernier, et la désignation – après une tentative avortée de retour – de Hassane Diab à ce poste le 19 décembre ont suscité un choc parmi les partisans de Hariri. Nombreux étant ceux qui le percevaient comme la seule figure capable de sauver le pays de l’effondrement économique, notamment en raison de ses liens étroits avec les donateurs occidentaux.
Elle constitue surtout un symbole dans la mesure où la chute est celle de l’héritier de Rafic Hariri, véritable père fondateur de l’ordre néolibéral mis en place à partir de la reconstruction et parfois désigné sous le néologisme de « haririsme ». Un système reposant sur le partage du pouvoir entre une nouvelle classe d’élites commerciales et l’establishment politique communautaire, dans un contexte de montée en flèche des inégalités de patrimoine et de revenus.
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Effondrement inéluctable
Le modèle mis en place par Rafic Hariri et prévalant jusqu’à présent se caractérise notamment par un soutien massif à la déréglementation de l’économie, sa financiarisation, à la privatisation des services publics et à la primauté accordée à divers mécanismes de création de rentes sur les revenus du salariat. Ce modèle a également contribué à reproduire et accentuer la dynamique confessionnelle en œuvre dans le pays en freinant toute véritable possibilité d’organisation des travailleurs sur la base d’une solidarité de classe et en enracinant la dépendance de ces derniers vis-à-vis de réseaux politiques clientélistes en pleine expansion. En outre, en brouillant les frontières entre les élites économiques et politiques, ce modèle a renforcé et normalisé la captation récurrente des fonds et des institutions publiques par ces dernières.
De par sa nature et la corruption qu’il a engendrée, ce modèle dépendait pour sa survie des entrées de capitaux, des remises de la diaspora ainsi que des prêts accordés par les gouvernements occidentaux et les organisations internationales. Grâce à leurs solides réseaux d’influence, Rafic puis Saad Hariri constituaient en quelque sorte les garants politiques de ce système économique de rente. À travers les conférences internationales de soutien au pays – les conférences Paris I, II et III de la décennie, puis CEDRE en avril 2018 – et les hausses exceptionnelles des investissements étrangers dans le pays – en particulier entre 2007 et 2010 –, le système a pu colmater temporairement les fissures structurelles résultant de ces pratiques néfastes. Parallèlement, cet afflux de capitaux gonflait le secteur bancaire (dont la taille est près de 4 fois supérieure à celle de l’économie nationale), lui permettant de financer le déficit budgétaire massif du gouvernement et d’investir dans des secteurs improductifs mais très rentables, notamment l’immobilier.
Cependant, l’effondrement du système structurellement insoutenable n’en a été que retardé. Du fait de la baisse continue des investissements et des entrées de capitaux résultant de l’instabilité régionale et de la perte de confiance dans l’économie nationale, la balance des paiements du Liban a commencé à afficher un déficit annuel persistant à partir de 2011. Cela a progressivement épuisé les réserves de change de la Banque centrale (BDL), soit l’instrument permettant de garantir tout à la fois l’ancrage de la livre sur le dollar et la poursuite du financement d’une économie structurellement dépendante des importations.
Face à cette situation, la BDL a eu recours à des mesures de politiques monétaires hétérodoxes, connues sous le nom d’« ingénierie financière », et consistant dans les grandes lignes à offrir aux banques commerciales des intérêts extrêmement élevés sur les dollars qu’elles déposaient dans ses coffres. Ce système s’apparentant à une pyramide de Ponzi a non seulement conduit à des taux d’intérêt étrangement élevés pour les déposants et à des bénéfices record pour les banques, mais il a aussi ouvert la voie à la crise actuelle des liquidités que connaît le pays, l’épargne des déposants se voyant brutalement réduite à un simple jeu d’écritures comptables.
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Oppositions anciennes
Si la révolution d’octobre a été déclenchée par la précarisation croissante de la population dans ce contexte socioéconomique, ce n’est pas la première fois que le « haririsme » fait face à une contestation populaire. De fait, les prémices de cette contestation, dont l’histoire est souvent oubliée, remontent aux années 1990 avec les campagnes menées contre les projets de reconstruction, tels que Solidere, reposant sur l’appropriation de fonds publics et l’expropriation des terrains par des sociétés privées. Dans sa logique, cette contestation incarnait déjà une tentative de résistance face à la tendance croissante consistant à privilégier la création de rentes au détriment des droits sociaux et économiques des citoyens.
Avant d’être réprimés puis cooptés par l’establishment politique, les syndicats se sont également fortement opposés aux effets régressifs des politiques néolibérales menées au milieu des années 1990. De même, le mouvement agricole de 1997, connu sous le nom de « révolte des affamés », se voulait être une réponse directe à des politiques qui marginalisaient les secteurs productifs locaux tout en accentuant la dépendance à l’égard des importations. Quant aux mouvements de protestation de 2015, ils résultaient directement de l’incapacité des élites à gérer une crise des déchets dont l’émergence était étroitement liée à l’existence d’intérêts économiques privés qui empêchaient toute refonte du secteur.
Alors qu’aucun de ces mouvements n’est parvenu à enrayer la poursuite de ce système ni même à entraîner quelque changement tangible en son sein, la révolution d’octobre force désormais le « haririsme » à faire face aux conséquences de ces décisions passées et pourrait même l’obliger pour la première fois à affronter la perspective de sa chute.
Cette perspective, tout comme l’avenir du système politique et économique libanais, est cependant loin d’être garantie à ce stade. Si à première vue la désignation au poste de Premier ministre de Hassane Diab, un professeur d’université qui a déjà exercé les fonctions de ministre de l’Éducation – et dont le gouvernement n’a toujours pas été formé –, pourrait suggérer un éloignement de la norme économique de longue date incarnée par les Hariri, la situation est en réalité plus complexe. La coalition du 8 Mars qui a porté Diab au pouvoir peut bien brandir des slogans populistes et une rhétorique socialisante, ses antécédents et sa participation active à la préservation du système mis en place par Rafic Hariri suggèrent le contraire. Par exemple, le Hezbollah avait jusqu’à très récemment exprimé très clairement son soutien à un retour de Hariri au Sérail, et il a fallu que celui-ci se montre intransigeant sur certaines conditions jugées contraires aux intérêts du parti de Dieu (en exigeant notamment qu’il soit exclusivement composé de technocrates sur lesquels il garderait la main) pour que ce dernier envisage finalement de recourir à une stratégie alternative.Son camp pourrait voir dans ce changement gouvernemental une occasion de reproduire un modèle économique semblable sans la figure encombrante de Hariri. Autrement dit, de maintenir les principes qui ont rendu ce modèle si rentable pour l’establishment confessionnel sans avoir à dépendre aussi fortement de sa figure de proue politique. Cela pourrait être aussi l’occasion pour lui de remodeler son image publique et de se montrer capable de surpasser Hariri à son propre jeu, voire d’élargir son électorat.
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Voie alternative
La réussite d’une telle entreprise est cependant loin d’être acquise. Tout d’abord, le camp du Hezbollah ne dispose pas d’un réseau pouvant lui accorder la légitimité internationale et le soutien financier nécessaires pour tenter de colmater les brèches et de maintenir à flot un système économique en voie d’effondrement. De plus, en l’absence de soutien de la part des partis traditionnellement alliés des Occidentaux, le nouveau gouvernement pourrait avoir à affronter le risque de sanctions internationales. Il est en outre fort probable que la rue continuera de s’opposer à un programme incarnant une vision néolibérale similaire au « haririsme ». Surtout s’il devait être caractérisé par une restructuration non équitable de la dette, une politique d’austérité budgétaire et l’absence de reddition des comptes par ceux qui ont profité du système pendant toutes ces années et demeurent les premiers responsables de la crise actuelle.
Il existe pourtant une voie alternative, l’adoption d’une politique ayant la justice sociale et économique pour principe directeur. Dans cette perspective, la plus grande part du fardeau de la restructuration serait assumée par les banques ainsi que par les grands déposants qui ont bénéficié des taux d’intérêt extrêmement élevés. Une réforme fiscale sérieuse suivrait, afin de permettre le financement de programmes sociaux pouvant garantir l’accès aux services de base et protéger les plus vulnérables. La réforme du système judiciaire serait également essentielle pour garantir sa transparence, la responsabilité des décideurs face aux conséquences de leurs errements et la viabilité future du système. Il est cependant peu probable que la classe politique actuelle, tous bords confondus, s’engage dans cette voie dans la mesure où cela impliquerait qu’elle renonce aux profits qu’elle a réalisés, aux fonds publics qu’elle a détournés et aux réseaux clientélistes qu’elle a mis en place. Si Hassane Diab réussit finalement à former son gouvernement, il sera donc crucial d’observer l’orientation idéologique de sa déclaration de politique générale. Ce sera là le rôle essentiel des protestataires, qui sont les seuls à même d’exercer la pression nécessaire pour sortir le pays du néolibéralisme et rebâtir un modèle sur de nouvelles bases. C’est désormais aux Libanais de décider s’ils veulent laisser le « haririsme » renaître de ses cendres, éventuellement sous d’autres habits, ou prononcer son acte de décès.
Ce texte est la traduction, adaptée avec les auteurs, d’un article publié en anglais sur le site opendemocracy.net.
Son contenu n’engage pas le Lebanese Center for Policy Studies (LCPS).
Par Nadim EL-KAK et Sami ZOUGHAIB
Chercheurs au LCPS.
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commentaires (8)
Très bon article qui montrent comment ultralibéralisme et ultraclientélisme sont les fondements du haririsme. Ultralibéralisme qui réduit excessivement le rôle de l'État et ultraclientélisme qui le rend quasiment inopérant, qui fait que l'argent de l'État est utilisé pour financer les besoins particuliers de la clientèle des partis au pouvoir et que le citoyen lambda n'a pratiquement aucun de ses besoins élémentaires satisfaits. Haririsme qui dit vouloir renforcer le rôle de l'État face aux armes illégales mais qui en acte fournit le meilleur terreau à ces armes en laissant les citoyens non clients potentiels livrés à eux-mêmes. Haririsme parachuté dans les années 90 par le régime saoudien en collaboration avec le régime syrien occupant. Haririsme qui a plombé le 14 Mars dès le départ par ses compromissions capitulatrices avec le Hezbollah. Haririsme et armes illégales qui en fait s'auto-entretiennent mutuellement, avec également le berriisme (noyautage des administrations publiques par les clients du zaïm)
Citoyen libanais
20 h 26, le 30 janvier 2020