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Nos Lecteurs ont la Parole - Ronald BARAKAT

Un cadeau de Noël pas comme les autres

À la veille du jour J, ou plutôt de la nuit N de distribution des cadeaux, le père Noël reçut, dans sa fabrique du pôle Nord, une lettre qui le laissa tout pantois. En effet, il y était écrit, laconiquement et d’une main bien appliquée : « Père Noël, cette année je te demande la suppression du confessionnalisme politique au Liban, conformément à la Constitution de mon pays. C’est le seul cadeau que je désire recevoir. Merci d’avance. » Il convoqua son secrétaire, le lutin en chef.

Lutin : Oui, père Noël, vous m’avez appelé ?

Père Noël : Tiens, lis ça !

Lutin : Une demande bizarre, venant d’un enfant. On dirait qu’il était sous la dictée d’un adulte !

Père Noël : Et comment le savoir ? Tout ce que je remarque, c’est qu’elle ne contient aucune faute d’orthographe. D’habitude je reçois des énormités difficiles à déchiffrer de la part des « natifs numérique ». Et puis l’écriture est trop bien soignée dans celle-ci.

Lutin : Et l’emploi des termes : « Conformément à… ». Pas pour son âge. Mais croyez-vous que les adultes ont une meilleure orthographe et un meilleur style ?

Père Noë l: C’est vrai ! On ne peut pas se baser sur ce critère. Bon, alors passons au contenu. C’est quoi cette histoire de confessionnalisme à supprimer ?

Lutin : J’ai entendu parler de leurs problèmes à cause de cette tare.

Père Noël : Tare ?

Lutin : Ils la traînent de père en fils depuis des lustres ! Cause de tous leurs maux. Avec la corruption, bien sûr.

Père Noël : Mais cette « suppression » ne me menace pas personnellement ? Je viens d’une confession, moi aussi !

Lutin : Oh, pas du tout, depuis que vous vous êtes sécularisé, vous n’avez rien à craindre. Vous êtes devenu le « père Noël de tous », malgré sa connotation péjorative. D’ailleurs, c’est vous la vedette depuis un certain temps. L’hôte de la fête vous a généreusement cédé sa place. Preuve en est, on dit de moins en moins « Joyeux Noël » et de plus en plus « Joyeuses fêtes » comme pour oublier et faire oublier le sens de Noël, qui provient de « natalis », jour anniversaire.

Père Noël : Pourtant, je ne suis pas né en ce jour ! Donc aucun danger pour mon rôle et mes prérogatives par cette suppression du confessionnalisme ?

Lutin : Aucun. Soyez-en assuré et rassuré. Mais la question n’est pas là ! Elle réside dans les moyens de fabrication de ce jouet. C’est un jouet d’adulte, qu’il faudra réusiner, et je n’ai pas les matières premières. En fait, il s’agit de « dé-fabriquer », déconstruire. Ce n’est pas notre spécialité.

Père Noël : Mais alors comment traiter cette demande ? Je n’ai pas l’habitude de refuser un cadeau de Noël à un enfant !

Lutin : Et on ne sait ni comment le faire ni ce qu’il pourra en faire. Ce cadeau pour enfant est un fardeau pour adulte !

Père Noël : Mais alors, quel prétexte invoquer ? Ignorer la demande et décevoir l’enfant ? Est-ce qu’il n’y aurait pas un vice de forme, dans sa demande, qui nous dispenserait de devoir supprimer ce vice ? Il parle de se conformer à la Constitution. C’est vrai qu’on en parle dans le texte ?

Lutin : Laissez-moi voir… C’est vrai… Tout un article est consacré à la demande du petit… à part une mention dans le préambule… l’article 95 dans le document, qui parle de « la suppression du confessionnalisme politique suivant un plan par étapes… ».

Père Noël : Cette recommandation date depuis quand ?

Lutin : Vous ne le croirez pas… depuis 1990. Près de trente ans…

Père Noël : Depuis mon prédécesseur ! Pas possible ! Mais pourquoi les dirigeants de l’époque n’ont-ils pas appliqué cette clause ?

Lutin : La question pourrait se poser aux dirigeants actuels. La plupart sont les mêmes, toujours en fonction.

Père Noël : Il a raison, le petit, de s’impatienter à la fin ! Jusqu’à troquer des jouets pour lui cette année contre un jouet d’adulte ! Mais alors que faire ? C’est toi mon conseiller! Conseille-moi ! Cette histoire me dépasse !

Lutin : Ça me dépasse aussi… mais attendez… on parle dans le texte de former un « Comité national » qui sera constitué des présidents de la République, de la Chambre et du Conseil, ainsi que de personnalités politiques, intellectuelles et sociales. Ce comité aura pour mission d’établir le plan de « suppression du confessionnalisme politique » et de le mettre à exécution. On pourrait offrir ce comité, jusque-là impossible à former, en cadeau le jour de Noël !

Père Noël : Très bonne idée ! Mais c’est plutôt un cadeau pour adultes, et mon domaine d’action c’est les enfants ! Comment faire ?

Lutin : Pas du tout ! L’enveloppe qui contiendra la liste des membres du Comité, incluant forcément les trois présidents, sera confiée aux bons soins des enfants qui la remettront à leurs parents et suivront de près la concrétisation de votre cadeau. C’est aux enfants, encore indemnes, non encore contaminés, de procéder à la décontamination. N’oubliez pas que les enfants et petits-enfants des responsables recevront aussi l’enveloppe qui sera placée dans tous les petits souliers au pied de l’arbre ! Il sera demandé à l’enfant, en votre nom bien sûr, de veiller à la réalisation de ce cadeau-projet. Une manière aussi de les sensibiliser et les responsabiliser. Au bout de trente ans d’attente, on ne peut compter que sur eux ! On leur demandera d’en faire leur caprice, avec la promesse qu’ils recevront davantage de cadeaux de votre part l’année prochaine si ce Comité est mis sur pied et mis en marche !

Père Noël : Formidable ! T’es le plus futé de mes lutins ! C’est pas pour rien que je t’ai choisi comme secrétaire ! Tout ce qu’on a à faire donc, c’est d’établir la liste des personnes qui composeront le Comité national avec une lettre de motivation à l’enfant et de joindre l’enveloppe aux cadeaux ordinaires. Mais ce ne serait pas forcer la main des responsables ?

Lutin : Père Noël ! Après des décennies d’attente, et toutes les calamités qui en découlent, il y a de quoi non seulement forcer la main, mais allonger le pied ! Pardonnez-moi !

Père Noël : Je te comprends. Bon, allons, au travail ! On a un nombre fou de lettres et d’enveloppes à préparer ! Les arbres, surtout de Noël, ne le verraient pas d’un bon œil, mais le sacrifice en vaut la chandelle. Il reste à sélectionner les noms pour le Comité national, à part ceux imposés par le texte de loi. Selon quel critère les choisir ?

Lutin : Oh ! Il y en a plein de respectables, fiables et capables ! Le seul critère est de ne pas les prendre de la corbeille « Tous veut dire tous » (« kellon yaani kellon ») ! On n’aura qu’à procéder à un tirage au sort !

Père Noël : Excellent ! Marchons ! Ho ! Ho ! Ho !

* * *

Et voici qu’en ce jour de Noël, tous les enfants du Liban reçurent, avec leurs cadeaux habituels, ce cadeau pas comme les autres dont ils firent meilleur usage que prévu, à la grande satisfaction du père Noël et de son génial secrétaire. Ils remirent aux adultes le « Comité national » sur papier en exigeant de le voir immédiatement sur le terrain. Ils eurent la joie d’assister, après le jour de naissance de l’Enfant qu’ils n’ont jamais perdu de vue, au jour de naissance d’un projet longtemps mis au placard : celui de la déconfessionnalisation politique dans leur pays.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

À la veille du jour J, ou plutôt de la nuit N de distribution des cadeaux, le père Noël reçut, dans sa fabrique du pôle Nord, une lettre qui le laissa tout pantois. En effet, il y était écrit, laconiquement et d’une main bien appliquée : « Père Noël, cette année je te demande la suppression du confessionnalisme politique au Liban, conformément à la Constitution de mon...

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Comme c’est joli.

Marie-Hélène

19 h 39, le 13 janvier 2020

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Commentaires (1)

  • Comme c’est joli.

    Marie-Hélène

    19 h 39, le 13 janvier 2020

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