Depuis sa démission le 29 octobre dernier, le Premier ministre sortant, Saad Hariri, n’en démord pas : il n’acceptera de présider qu’un gouvernement de technocrates libre de toute figure politique conventionnelle et doté de pouvoirs exceptionnels pour être en mesure de faire face à une crise exceptionnelle. Tablant sur un crédit certain qu’il détient auprès de la communauté internationale, mais aussi sur la position du Hezbollah qui a besoin de lui pour différentes raisons, M. Hariri a su habilement manœuvrer pour s’imposer comme candidat incontournable pour présider le prochain cabinet.
L’annonce, dimanche soir, du retrait du troisième candidat sunnite pressenti pour former un gouvernement, l’homme d’affaires Samir Khatib, sur le perron de Dar el-Fatwa, la plus haute instance sunnite qui venait d’avaliser la candidature de Saad Hariri, a démontré on ne peut plus clairement que le chef du courant du Futur reste le leader sunnite incontesté. Ses détracteurs lui reprochent d’ailleurs de s’être livré à un jeu sournois pour mettre en échec les alternatives destinées à former un cabinet techno-politique comme le veulent Baabda, le Courant patriotique libre et le tandem chiite.
Après avoir accepté, en cercles fermés, la cooptation de Mohammad Safadi, puis de Bahige Tabbarah et enfin de Samir Khatib, suggérés tour à tour par le chef du CPL, Gebran Bassil, M. Hariri aurait œuvré, selon ces détracteurs, à éliminer ses trois concurrents pour garantir son retour. Ils accusent le Premier ministre démissionnaire d’avoir maintenu, tout le long, une ambiguïté autour de son consentement à ces trois candidats.
Selon des informations concordantes, M. Hariri aurait promis à deux candidats au moins, MM. Safadi et Khatib, lors de réunions en tête à tête, de les soutenir jusqu’au bout, et de mettre à leur disposition tous les moyens logistiques et politiques pour les aider à former le cabinet auquel des ministres issus du courant du Futur devaient prendre part. « Il n’en était rien. Il ne faisait que bluffer », commente une source proche de l’un des candidats. Quelques heures à peine après la seconde réunion entre MM. Safadi et Hariri, les sources de la Maison du Centre annoncent que le courant du Futur ne prendra pas part au prochain cabinet. M. Safadi a saisi le message au vol et s’est désisté.
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Quant à la candidature de M. Tabbarah, qui n’a survécu que 72 heures, elle aurait été sabotée non pas par M. Hariri, mais du fait de l’insistance notamment du mouvement Amal à vouloir imposer à tout prix la présence du ministre sortant des Finances, Ali Hassan Khalil, et du CPL, celle de Gebran Bassil, une option que M. Tabbarah aurait refusée dès le départ. Ce dernier souhaitait former un cabinet restreint avec des figures politiques non partisanes, doté de prérogatives exceptionnelles, deux conditions qui ont été systématiquement rejetées par le CPL et le tandem chiite.
Au tour de M. Khatib enfin de se retirer de la course à la faveur d’un scénario qualifié de « rocambolesque », orchestré à partir de Dar el-Fatwa. S’exprimant au nom de l’instance religieuse, M. Khatib a justifié sa rétractation par le fait que Dar el-Fatwa s’est prononcé en faveur de la candidature de M. Hariri à la faveur d’une « entente musulmane ». Autrement dit, l’homme d’affaires ne pouvait plus bénéficier de la couverture de cette instance.
Là aussi, c’est Saad Hariri qui est de nouveau accusé d’avoir monté cette mise en scène pour évincer son concurrent. En avalisant la candidature de M. Hariri, le mufti semble avoir choisi de rendre au chef de l’État, Michel Aoun, la monnaie de sa pièce.
Accusé d’avoir transgressé les règles constitutionnelles en s’abstenant, des semaines durant, de fixer la date des consultations parlementaires obligatoires pour la désignation du Premier ministre et en œuvrant à concocter, en amont, la composition du gouvernement, une tâche qu’il ne peut mener unilatéralement mais conjointement avec le Premier ministre désigné, le président a suscité le courroux de la communauté sunnite. D’où la réaction du mufti de la République, Abdellatif Deriane. « L’ingérence du mufti dans la désignation des noms des candidats est devenue, au cours des derniers jours, une nécessité, voire même une urgence, à la lumière des violations constitutionnelles commises par la présidence », commente l’ancien secrétaire général de Dar el-Fatwa, le cheikh Mohammad Nokkari, dans un article publié hier dans le quotidien al-Liwa’. « Dar el-Fatwa s’est vu contraint de prendre position pour rectifier le tir », ajoute le dignitaire sunnite.
Cherchant à contrer l’obstination de Baabda et du CPL qui ont œuvré à hypothéquer en amont la formation du gouvernement, Saad Hariri a riposté, en retournant la situation en sa faveur. Tablant sur les revendications du mouvement de contestation qui réclame, également, un gouvernement de spécialistes indépendants, M. Hariri a mis à profit la position du tandem chiite pour renforcer sa position dans le jeu des négociations. Persuadé qu’il reste l’interlocuteur privilégié auprès des bailleurs de fonds dont le Liban a urgemment besoin, mais aussi celui qui peut apporter la couverture sunnite au Hezbollah, le tandem chiite a poursuivi son opération de séduction auprès du Premier ministre sortant, espérant pouvoir l’amener à un compromis.
« Saad Hariri est la feuille de vigne dont le Hezbollah a besoin. Or un gouvernement de technocrates purs où le Hezbollah ne peut même pas avoir un ministre d’État en poste d’observateur rend cette feuille de vigne transparente », commente un analyste proche des milieux du courant du Futur. Une situation dont le Premier ministre est conscient, tout en restant déterminé dans son refus de présider un exécutif qu’il ne contrôle pas et qui inclurait des figures provocantes comme celle de M. Bassil, aux ambitions politiques illimitées, ou Ali Hassan Khalil, du mouvement Amal, tous deux généreusement conspués dans la rue.
D’où la politique « jusqu’au-boutiste » pour laquelle a opté M. Hariri qui a brûlé ses concurrents l’un après l’autre pour mieux se positionner face aux autres protagonistes, comme le note Michael Young, rédacteur du blog politique Diwan, affilié au centre Carnegie.
« Étant le seul détenteur des cordons de la bourse, il a coincé ses détracteurs, car le système est en train de s’effondrer. C’est un jeu dangereux car il tient en otage tout le pays. Mais en même temps, c’est la seule carte qu’il tient en main », commente M. Young.
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"Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromages". (Général de Gaulle). Comment voulez-vous gouverner un pays républicain où il existe 18 communautés religieuses, les unes avec leurs lois divines et les autres avec leurs lois terrestres ?
Un Libanais
15 h 50, le 12 décembre 2019