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Idées - Commentaire

La révolte libanaise devra se faire révolution ou mourir

Photo d'illustration Joseph Eid/AFP

La révolte que l’on croyait impossible a eu lieu. Et c’est cette présomption d’impossibilité qui en a été le facteur déterminant. La classe dirigeante se croyait en effet prémunie, protégée par les murs du clanisme et les pesanteurs du confessionnalisme. Depuis les accords de Doha, elle a aboli le semblant de politique qui restait au sein des institutions en le réduisant à un système d’intérêts pur et parfait. Il a donc fallu que cet outrage institutionnel fermente avec le désespoir, les Libanais ayant utilisé toutes leurs cartouches d’espoir mises en réserve depuis des décennies – sortie des Israéliens, départ des Syriens, retour des grands exilés, élection d’un président « fort », adoption de la proportionnelle… – et que l’on aboutisse enfin à la faillite prévue pour enfanter d’une révolte.

Celle-ci est en soi un « grand bond en avant ». Six semaines après son début, elle a toujours su réinventer et déjouer les conjurations du pouvoir en place. Forte de ses victoires tactiques, elle devra désormais affronter des obstacles plus structurels qui revêtent une importance cruciale dans un Liban à la recherche d’un nouveau modèle.


Partenariat de fait
Le mouvement populaire risque d’abord de se retrouver broyé par le mécanisme institutionnel en place. De par sa nature pacifique, la révolte n’est qu’un acteur de veille dans le processus de formation du nouveau gouvernement. La pression qu’elle exerce constitue un facteur qui vient s’ajouter à des considérations politiciennes et claniques sans les annuler. Elle n’a donc d’autre choix que de s’en remettre à la classe politique « sortante » pour renouveler les institutions dans le respect de la Constitution. Par conséquent, elle se retrouvera tôt ou tard dans une situation de partenariat de fait avec un pouvoir qui a fait de l’atermoiement une arme politique redoutable.

Or, la crise économique et financière qui menace le Liban d’un effondrement pourrait renforcer la logique du pouvoir en place qui, en jouant la montre, tentera d’accentuer la pression pour un « retour à la normale », au prix de certains acquis d’ordre cosmétique. On ne sait pas, en effet, comment réagiront les Libanais face à l’incertitude croissante et au délitement des structures économiques et sociales. Seront-ils tentés de poursuivre l’aventure? Ou, au contraire, comme l’espère sans doute l’oligarchie actuelle, opéreront-ils un repli vers les structures claniques et patriarcales censées les protéger par des temps troubles ?

Les intérêts et ingérences des puissances sont aussi à prendre en compte. Le mouvement spontané des Libanais, qualifié à juste titre de catharsis nationale par les observateurs, risque fort de se transformer en une caisse de résonance des intérêts régionaux. Les déclarations des officiels américains et autres médiations européennes se font plus nombreuses ces derniers jours et suscitent une crispation croissante dans les rangs des contestataires qui luttent depuis le déclenchement du mouvement contre une propagande active visant à les réduire au rang d’agents de l’étranger.

La fragmentation de la révolte, à la fois sa force et sa faiblesse, est à mettre en regard de celle de la classe politique, plus désunie que jamais pour faire face au mouvement. Si le caractère fondateur de la révolte semble être aujourd’hui acquis, le Liban risque néanmoins de se retrouver dans une situation de jeu nul et de stagnation à court terme. En effet, l’ensemble de ces contraintes fait que la révolte, contrairement à ce qui se produit ailleurs, ne peut aboutir que passé un certain temps, au terme d’une mutation qui devrait être immédiatement amorcée.


(Lire aussi : Trois propositions pour consolider les acquis de la révolution)


Politisation nécessaire
Ainsi, seul un grand sursaut politique, dans le sillage du grand sursaut populaire qui a ouvert la possibilité du changement, est à même de changer durablement la donne. La politisation de la révolte est sans doute un mal nécessaire. Ce processus créera des déceptions, le mouvement sera tout de suite moins consensuel, mais il aura le mérite de s’attaquer à des questions de fond qui restent aujourd’hui sans réponse. Comme un nouveau Liban ne saurait être envisageable avec le système politique actuel, la révolte devra définir les bases d’une IIIe République salutaire. Si elle devra être basée sur un système centré autour de l’individu, devra-telle pour autant dénier toute reconnaissance aux communautés confessionnelles ? Quelle sera l’étendue de la décentralisation au sein du système envisagé ? Comment positionner le Liban par rapport aux axes régionaux ? Quelle stratégie de défense face à Israël ? Quel modus vivendi avec le Hezbollah et ses armes ? Quel pacte social pour le Liban de demain ? Quel modèle économique pour assurer une croissance pérenne ? Autant de questions qui se doivent d’être clarifiées pour aspirer à constituer une alternative crédible à un système qui joue des contradictions latentes des Libanais pour pouvoir perdurer.

La « société civile » a eu tort de ne pas investir assez dans une vision politique globale allant au-delà des seules questions sociales, durant les dernières années. Pour réussir, la révolte doit ainsi produire de grands partis ou de grands rassemblements qui revendiquent une vision politique du Liban 3.0 aujourd’hui en gestation. La foule peut faire tomber l’édifice, mais en aucun cas constituer une alternative en soi. Ce sont les mouvements les plus structurés qui peuvent prétendre à ce rôle, à défaut d’un éventuel homme providentiel pouvant difficilement émerger dans le monde de réseaux distribués dans lequel nous vivons.

La transformation de la révolte devra s’accompagner d’une pression croissante, dont l’impact grandira au fur et à mesure qu’elle convaincra les Libanais de la potentialité d’une autre réalité. Le pouvoir utilisera tous les moyens pour enrayer l’émergence de cette alternative. Il brandira la loi de la circonscription unique, épouvantail pour beaucoup, et se targuera ensuite du manque de consensus pour retarder les échéances électorales. Mais il sera trop tard. Le temps aura fait défection pour passer du côté de la révolte et lui permettre de parfaire sa structuration. Les deux sphères auxquelles les Libanais se sont habitués, celle du peuple, gai et créatif, aux revendications candides et simples, et celle des politiques, moribonds mais réalistes, forts d’une expérience importante dans la gestion des équilibres qui régissent le Liban, ne seront plus. En s’emparant de la politique, la révolte devra ainsi se faire révolution ou mourir.


Par Albert KOSTANIAN
Économiste, consultant en stratégie et animateur de l’émission « Vision 2030 » sur la LBCI



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La révolte que l’on croyait impossible a eu lieu. Et c’est cette présomption d’impossibilité qui en a été le facteur déterminant. La classe dirigeante se croyait en effet prémunie, protégée par les murs du clanisme et les pesanteurs du confessionnalisme. Depuis les accords de Doha, elle a aboli le semblant de politique qui restait au sein des institutions en le réduisant à un...

commentaires (13)

Le Liban tout simplement a une économie saine et une malsaine La saine est un don de Dieu car naturelle et provenant de ses émigrés et ne demandant qu’à se multiplier La malsaine est celle qui gaspille cette manne en retardant l’échéance de l’échec de gestion des grandes familles politiques de ce pays. Ils partent tous demain , les affaires reprennent . Ils restent , on s en va tous et nous leur laissons la table de multiplication par zéro.! C’ EST AUSSI SIMPLE QUE ÇA ! PAS BESOIN DE CHERCHER AUTRE CHOSE !

PROFIL BAS

14 h 28, le 07 décembre 2019

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Commentaires (13)

  • Le Liban tout simplement a une économie saine et une malsaine La saine est un don de Dieu car naturelle et provenant de ses émigrés et ne demandant qu’à se multiplier La malsaine est celle qui gaspille cette manne en retardant l’échéance de l’échec de gestion des grandes familles politiques de ce pays. Ils partent tous demain , les affaires reprennent . Ils restent , on s en va tous et nous leur laissons la table de multiplication par zéro.! C’ EST AUSSI SIMPLE QUE ÇA ! PAS BESOIN DE CHERCHER AUTRE CHOSE !

    PROFIL BAS

    14 h 28, le 07 décembre 2019

  • La Sawra a dit "Je dis la vérité". Excellent. Maintenant il faut qu'elle dise "J'ose". Point de retour en arrière.

    Remy Martin

    13 h 35, le 07 décembre 2019

  • Elle n’a donc d’autre choix que de s’en remettre à la classe politique « sortante » -Ainsi, seul un grand sursaut politique, dans le sillage du grand sursaut populaire qui a ouvert la possibilité du changement, est à même de changer durablement la donne.ET C BIEN LA OU LE BAT BLESSE LE PLUS ! ESCOMPTER UN SURSAUT DE CONSCIENCE DE LA PART DE CES GENS LA ?

    Gaby SIOUFI

    13 h 25, le 07 décembre 2019

  • Bon , disons que chaque peuple n'a que "la révolution qu'il mérite " tirée de cette fameuse phrase qui dit les peuples n'ont que les dirigeants qu'ils méritent. Je suis peut être quelqu'un de très conservateur , j'ai lu et admiré les révolutions qui ont par le passé renversé des systèmes, oui on parle de système, pas des gouvernants , pas des politiques , mais des systèmes Entiers. En France la bourgeoisie à décapité la monarchie, en Russie le peuple a fusillé les tsars, en Chine le peuple a procédé à des millions de morts etc..... Au Liban On continue à danser sur des places publiques , on a aucun leader qui sort de ce cirque et on demande au " pouvoir" de s'exécuter ? ??? Les véritables intentions ne sont pas déclarées, et attendons nous à des réactions très violentes de la part de ceux qui sont visés, ils ne dorment pas , ils ne sont pas morts .

    FRIK-A-FRAK

    13 h 05, le 07 décembre 2019

  • Mais j'y pense: peut-être que les stratégies apolitiques de la société civile découlent direct de ce que M. Kostanian appelle la "présomption d'impossibilité". Ces agitateurs avaient-ils le sentiment que la voie politique leur était définitivement barrée et qu'ils n'avaient d'autres moyens que le terrain? À creuser.

    Marionet

    13 h 02, le 07 décembre 2019

  • Cet article est très objectif et de cette analyse découle une certaine orientation de la révolte de ce peuple anéanti par tant de guerre et de corruption. Cela dit ce qu'il suggère et qui semble être difficile à réaliser est en train de se produire depuis la démission du premier ministre. Le "je vous ai compris " est arrivé le 10 e jour et cette phrase a été prononcé par M. Hariri en l'accompagnant de sa démission, contrairement à ce que le peuple espérait notre President les a gratifié de ( si ça ne vous plait pas vous pouvez immigrer). Quel grand homme!.. Cette relève politique que vous suggérez a eu lieu effectivement. Le fait que certains politiciens se détachent de ce régime pourri pour adopter les memes revendications que le peuple révolté le prouve. Un genre de Mea culpa Mais les blocages par ces mêmes corrompus et leur accrochage à leurs sièges font que la machine se grippe. Où reside notre salut actuellement? Il est imperatif de persévérer dans ce sens en donnant de la voix pour que ce grain de sable soit moulu par notre seule volonté de changer le système en appuyant les forces politiques qui ont adhéré à notre projet et leur montrer qu'ils ne doivent pas avoir peur des pourris qui crient au complot et leur faire confiance dans leur choix des technocrates qui sauveront notre pays. Nous sommes sur la bonne voie.

    Sissi zayyat

    12 h 54, le 07 décembre 2019

  • Excellente analyse qui met en évidence un facteur méconnu: le désenchantement des Libanais une fois qu'ils ont eu utilisé toutes leurs "cartouches d'espoir". C'est très bien vu. De même que son analyse de la force d'inertie du régime en place est percutante. Cet immobilisme est en effet presque pkus menaçant que la répression et peut gagner par l'usure. Enfin, on peut s'interroger avec lui en effet sur les stratégies mises en place par les acteurs de la "société civile" avant la révolte et qui semblaient en effet chercher à arracher leurs revendications mais sans préparer la relève politique.

    Marionet

    11 h 40, le 07 décembre 2019

  • Un meilleur titre pour ce bon article aurait été: "Soyons réalistes, demandons l'impossible". C'est un des slogans de Mai 68 en France, qui aurait été bien indiqué pour le contenu.

    Nicolas Sbeih

    11 h 27, le 07 décembre 2019

  • Mais, Monsieur Kostanian, C'est une REVOLUTION! Une révolution amène un changement notable des mentalités et du mode de fonctionnement d'un pays. Croyez-vous que nous puiissions revenir en arrière? Anti-corruption, refus du communitarisme, Laïcité, fraternité... Cela ne vous suffit pas! Certes il reste à construire, pas à reconstruire, à construire un Liban nouveau, propre à tous points de vue! Mais pour cela, il ne faut pas attendre le salut des salauds qui ont mis le pays dans cet état. Il faut qu'un groupe de femmes et d'hommes de bonne volonté se lève et dise : J'ose!

    Rana Raouda TORIEL

    10 h 55, le 07 décembre 2019

  • LE TITRE DIT TOUT. EN AVANT. POINT EN ARRIERE. CE QUI A COMMENCE DOIT CONTINUER SANS HESITATION AUCUNE POUR ATTEINDRE SON BUT. THAWRA YE3NE THAWRA !

    JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA

    08 h 25, le 07 décembre 2019

  • La Révolte représente une vision d'un Liban unifié dans toutes ses confessions et communautés, une nouvelle génération qui défendra les intérêts du Liban et du citoyen, et les droits de la femme dans une société civile. La Révolte c'est l'application de la constitution et surtout des institutions d'État productives au service du citoyen. La Vision du Liban 3.0 est définie. C'est la Mission qui a besoin de se former afin qu'un plan d'exécution puisse se métamorphoser. La Révolte fait face à un vrai obstacle qui est le culte de la personnalité des anti-protestataires et leur loyauté aux forces politico-communautaires qui protègent leurs acquis et ceux des clergés. Les anti-protestataires viendront à réaliser que leur situation ne s'améliore pas, qu'ils sont toujours abusés, et que la corruption c'est la peste au Liban. La Révolte a semé des centaines de groupes de réflexion dans tous le pays, elle a donc déjà entamée son passage vers une révolution pacifique. Tout ne se passe plus juste dans les rues. Il faut donner du temps au temps et fonctionner sous une forme de gouvernement fantôme et autres. Il faut ouvrir la porte aux scissions au sein des partis politiques et encourager certains partis qui ont bien compris le message à se réinventer. La Révolte n'est pas une machine électorale. La Révolte restera purement Libanaise. Le monde entier supporte le Liban, son peuple, et son armée et tan pis à qui ça ne plait pas.

    Zovighian Michel

    08 h 02, le 07 décembre 2019

  • EVIDENT

    Muller Bertrand

    06 h 52, le 07 décembre 2019

  • On ne peut pas réussir une révolution sans leader charismatique , sans stratégie bien définie , et sans discipline bien organisée . Sinon ces révoltes ne mèneront qu'à l'anarchie . Il nous manque un Lénine, un Robespierre , un Fidel Castro , un Zapata pour arriver au but , et même sous les ordres d'un grand leader , les révolutions ne réussissent qu'après de très longues périodes de souffrances . Il ne faut pas croire que c'est une question de presse-bouton et le poussin sort de l'oeuf ! Le chemin est semé d'embûches et aucun printemps arabe n'a jusqu'à ce jour réussi à faire autre chose qu'à augmenter la misère des révolutionnaires . Le libanais apprendra-t-il donc bientôt à ne plus trop rêver de lendemains qui chantent ?

    Chucri Abboud

    04 h 55, le 07 décembre 2019

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