À ceux qui croient que la révolution s’est éteinte, nous disons qu’ils n’ont encore rien vu. Plus que le désespoir qui gagne, plus que la faim qui commence à tarauder les plus fragiles d’entre nous, c’est le mépris avec lequel sont reçues les revendications des citoyens qui décuple jour après jour leur colère et leur dégoût. Du côté du pouvoir, présidence, gendritude et autres seigneuries médiévales se disputent encore, des fois qu’il y aurait encore quelque reste à lécher, les loques d’un beau pays qu’ils ont réduit à rien. Leurs quelques tentatives de discours creux n’ayant rien donné, les voilà de retour à la case silence, et si d’aucuns articulent encore quelque chose, c’est tout comme. S’ils ont le sentiment que quoi qu’ils fassent, ils n’auront l’heur ni de plaire ni de rassurer, c’est que la confiance est perdue et la rupture consommée avec la foule bouillonnante qu’à juste titre on appelle « la base » et sans laquelle tout ne peut que s’effondrer.
Sur qui comptent-ils pour se donner cette illusion de puissance et d’influence ? On oubliait les axes et les partisans. Les axes, ces marchands de légitimité avides d’expansion territoriale, de couloirs et de ressources naturelles, chouchoutent le plus offrant et le plus déculotté. Ils lui offrent clé en main la rhétorique hypnotique de la protection des minorités en contrepartie de quelques gâteries. Les bons points sont évidemment assortis de monstrueux chantages, et nul dans ce pays n’accède à quelque poste de prétendue responsabilité sans avoir craché, au bassinet des axes, tout ou partie du patrimoine et des droits des Libanais. On vous l’a bien dit, la confiance est perdue. Et quand la foule des citoyens dit « tous », elle ne voit en chaque personne au pouvoir – comment dire « responsable » et le croire ? – que vendue ou complice.
Quant aux partisans… encore faut-il pouvoir définir un parti libanais. Que l’on soit « aouniste », « haririste », « joumblattiste », du Hezbollah, d’Amal ou des Forces libanaises (pour ne citer que ceux qui meublent le sommet de cette singulière structure), ce n’est pas à un projet politique que l’on adhère mais à une communauté de personnes de même obédience religieuse qui se réclame d’un chef auquel on délègue sa volonté, sa décision et sa destinée. Comment justifier autrement, fût-ce avec une pointe de consternation ou de pitié, les individus qui ont placé Michel Aoun et son gendre des deux côtés du « trône » de Dieu en son ciel, ou même « avant Jésus-Christ », lors de la dernière contre-manifestation aouniste à Baabda… ? En ces temps cruels où Dieu n’a pas de réponse matérielle à leurs malheurs, ces gens confient leur sort à un être de chair qu’ils ont investi de pouvoirs magiques. Savent-ils seulement que, pareil au magicien d’Oz, cet être n’a de pouvoir que sur eux et par eux, par leur sacrifice s’ils prennent les armes contre leurs compatriotes sous ses ordres, par leur dignité s’ils renoncent à leurs droits citoyens au profit de sa convoitise et de sa vanité, par leur naïveté quand il prétend les protéger contre l’ennemi qu’il leur désigne, alors que ce sont eux qui le protègent ? Quel est donc le secret, dans ce pays, du rapport au père et de cette image surdimensionnée de la figure paternelle qui semble si nécessaire à la survie? Quels sont ces services, à elle seule réservés, dont bénéficie la piétaille des partis libanais ? Comment la foule des non-partisans, des orphelins d’un État juste et équitable envers tous ses citoyens, ne serait-elle pas en colère, à l’heure où tout se délite, contre ces calculateurs étroits, satisfaits de leurs tout petits privilèges, grâce auxquels tient encore le mirage d’un pouvoir vidé de toute substance ?
La colère des rebelles donc. Leur souhait légitime de transcender les fragmentations communautaires pour former un seul peuple égal en droits et en devoirs. Leur lassitude de voir la Constitution bafouée, les chefs de parti, y compris le président de la République, geler toute possibilité d’inverser la chute pour grappiller encore quelques avantages. Leur aspiration, puisque le degré zéro est touché, à jeter les bases d’un pays sain et viable, à la hauteur des ambitions et de l’excellence de ses citoyens, y compris les exilés forcés. Leur solidarité envers leurs semblables quand l’État et les partis qui le fissurent ignorent le sens et l’urgence de ce mot. Leur compassion au seuil d’une vague de suicide au pays même de « boukra » et « maaleich », c’est dire… Et ce numéro vert qu’ils ont institué, à retenir : 81-684200, parce qu’on y trouve une voix chaleureuse et une main tendue et une tentative de solution à chaque problème. Si les routes sont fermées, si la révolution trouve encore le courage de rire et d’innover, c’est qu’elle n’a pas perdu l’espoir. La lutte continue. La lutte ne fait que commencer. Elle ignore le goût des larmes.
commentaires (12)
Mille Bravos Flfl. Article magnifique de vérité !
Bayle Pascal
18 h 02, le 08 décembre 2019