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Idées - Commentaire

Entre frustrations et incompréhensions, les défis communicationnels de l’armée libanaise

Des soldats surveillant une manifestation d’étudiants le 5 novembre 2019 à Saïda. Ali Hashisho /Reuters

Après plus d’un mois de protestations contre l’ordre politique confessionnel d’après-guerre, les pressions se sont accrues sur les forces armées libanaises pour maintenir la stabilité interne et la paix civile. À cette fin, l’armée et ses dirigeants ont évité les grandes déclarations publiques ou apparitions dans la presse, préservant ainsi la neutralité de l’institution tout en évitant la politisation des forces armées. Cela n’empêche pas les forces en présence, tant du côté du mouvement de protestation que des élites politico-confessionelles qu’il conteste, de continuer à tenter de déchiffrer les intentions et les objectifs de l’armée.

Après plus d’un mois de contestation, le mouvement continue en effet de s’interroger sur le rôle des militaires. Les médias sociaux regorgent de commentaires de manifestants qui vont des éloges pour les efforts de l’armée en faveur de la paix civile à l’acrimonie au sujet de l’absence ou au contraire de l’autoritarisme du personnel militaire. Certains soulignent ainsi le contraste entre le déploiement en force d’unités d’élite pour lever les barrages routiers, parfois par la force, et une posture beaucoup moins agressive de ces unités lorsque les partisans du Hezbollah et d’Amal ont récemment détruit les camps des manifestants au centre-ville de Beyrouth.

De leur côté, les dirigeants politico-confessionnels se sont montrés de plus en plus frustrés, dans les conversations que j’ai pu avoir avec certains d’entre eux, par l’incapacité, ou ce qu’ils percevaient comme une réticence, des militaires à mettre au pas le mouvement. Des partisans des Forces libanaises et des Kataëb, qui prétendent soutenir les protestations, ont ainsi pu voir dans la levée vigoureuse des barrages routiers dans le Metn une preuve que les militaires ne sont pas « de leur côté ». Certains manifestants du nord du pays, majoritairement sunnite, accusent de plus en plus les militaires d’être des « aounistes » – en référence aux officiers promus par l’actuel président de la République lorsqu’il était encore commandant des forces armées. Cela n’a pas empêché des tensions persistantes entre les dirigeants du CPL et les militaires, à qui ils reprochaient notamment un manque de fermeté sur cette même question… Et au sein du Hezbollah et de son allié Amal, de plus en plus nombreux sont ceux qui interprètent les actions de l’armée comme le signe d’une complicité avec les forces du 14 Mars, allant parfois jusqu’à insinuer que l’armée et le renseignement militaire sont du côté du mouvement protestataire.



Clarifier les objectifs
Pour contrer de telles accusations, l’armée doit relever trois défis : d’abord formuler de façon proactive des lignes directrices stratégiques pour clarifier ses intentions ; ensuite, adopter les meilleurs pratiques existantes en termes de communication stratégique ; enfin, assurer un suivi actif – pour les corriger le cas échéant – des cas où le personnel militaire se démarque ostensiblement des directives des quartiers généraux.

La clarification des objectifs stratégiques et tactiques est sans doute le défi le plus important pour les militaires. Dès le début, ils ont tenté de communiquer les priorités de leur mission : protéger les principales institutions gouvernementales et publiques ; et défendre les manifestants et les soutenir. Cela n’a toutefois pas beaucoup aidé l’opinion publique à comprendre l’implication concrète de l’articulation de ces priorités. Des responsables militaires m’ont ainsi indiqué que l’objectif stratégique de l’armée consistait simplement à gagner du temps et maintenir la paix civile suffisamment longtemps pour qu’un règlement politique approprié soit trouvé. Permettre que les manifestations à Beyrouth et à Tripoli se poursuivent sans heurts relève de ces objectifs. En revanche, la levée des barrages routiers relèverait d’actions tactiques ponctuelles visant à répondre aux exigences du gouvernement sortant. Contrairement aux suppositions de certains, il ne s’agit donc pas d’un effort stratégique pour porter un coup fatal à ce type spécifique de protestation.

Le deuxième défi consiste par conséquent à répondre à l’incapacité des militaires à faire saisir cette nuance par l’opinion. L’information du public sur les affaires militaires non sensibles relève de la Direction de l’orientation militaire, mais celle-ci n’a pas su s’adapter assez rapidement ou de manière décisive aux réalités de l’ère des réseaux sociaux, du journalisme citoyen et des « fake news ». Comme d’autres armées dans le monde, l’armée libanaise devra rapidement adapter ses capacités existantes en matière de relations publiques afin de mobiliser, d’éduquer et de réagir de manière proactive et persistante auprès du grand public.

Si les militaires peuvent relever ces deux défis, le suivant consistera à s’assurer que toutes les unités respectent strictement ces intentions dans la pratique. L’armée devra être très attentive à la manière dont elle déploie des unités ayant des niveaux d’expérience divers en matière de maintien de l’ordre public à l’appui des opérations de stabilisation. Et ce en s’efforçant de montrer à l’opinion qu’elle agit de manière équitable et cohérente dans tout le Liban. Cela suppose de soigneusement calibrer la manière dont les unités régulières et d’élite sont employées sur les barrages routiers et dans les grands lieux de rassemblement pour rassurer les manifestants et dissuader les éléments potentiellement agressifs des deux côtés des lignes de démarcation confessionnelles du pays. La perception des actions des unités non combattantes, telles que la Direction du renseignement militaire qui entretiennent des contacts réguliers et récurrents avec les manifestants et les factions politiques sur le terrain, est tout aussi importante. Cette uniformisation des actions comme des intentions sur l’ensemble des forces engagées s’avère désormais d’autant plus cruciale à mesure que les signes de fatigue, de stress ou d’erreurs de jugement deviennent plus évidents après plus d’un mois de manifestations.



Pas une « tueuse d’espoir »
Le 17 novembre dernier, le commandant en chef de l’armée libanaise, le général Joseph Aoun, a réaffirmé publiquement les objectifs et les priorités de l’armée, soulignant à la fois le droit des manifestants à la liberté de réunion et l’impératif tactique de garder les routes principales ouvertes. Cette première grande déclaration publique allait dans la bonne direction pour tenter de sensibiliser l’opinion. Que cet effort de communication ait porté ou non ses fruits auprès d’un mouvement essentiellement composé de jeunes, les militaires doivent s’adapter en conséquence. En tout état de cause, il a permis à la troupe de communiquer une conviction fondamentale, que m’a rapportée un officier : l’armée libanaise n’est pas une « tueuse d’espoir ».

Alors que la crise persiste et que de plus en plus de Libanais attendent des forces armées qu’elles fassent preuve de leadership, relever ces trois défis sera essentiel. Et cela ne pourra être accompli par une armée qui se contente de réagir aux événements : elle doit prendre l’initiative. L’armée doit veiller à ne pas être perçue comme « l’armée du régime », pour reprendre les mots d’un officier, mais bien comme « l’armée de la nation ».

Ce texte est aussi disponible en anglais et en arabe sur Diwan, le blog du Carnegie MEC.


Par Aram NERGUIZIAN

Conseiller principal au sein du programme sur les relations entre civils et militaires dans les États arabes du Carnergie Middle East Center.



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Après plus d’un mois de protestations contre l’ordre politique confessionnel d’après-guerre, les pressions se sont accrues sur les forces armées libanaises pour maintenir la stabilité interne et la paix civile. À cette fin, l’armée et ses dirigeants ont évité les grandes déclarations publiques ou apparitions dans la presse, préservant ainsi la neutralité de l’institution tout...

commentaires (3)

Je retiens ceci et c'est important: l'armée n'est pas du côté du régime (quelque soit le régime ou le pouvoir en place), mais elle appartient à la nation. C'est bien et c'est rassurant de le rappeler.

Sarkis Serge Tateossian

22 h 05, le 01 décembre 2019

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Commentaires (3)

  • Je retiens ceci et c'est important: l'armée n'est pas du côté du régime (quelque soit le régime ou le pouvoir en place), mais elle appartient à la nation. C'est bien et c'est rassurant de le rappeler.

    Sarkis Serge Tateossian

    22 h 05, le 01 décembre 2019

  • Pour ceux qui ne savent pas, pouvez expliquer quel est le rôle du ministre de la défense, qui lui, est clairement partisan?

    Gros Gnon

    16 h 51, le 01 décembre 2019

  • MONSIEUR Joseph Aoun , le général de notre armée a fait preuve de beaucoup sagesse et d'autorité jusque là malgré les incidents provoqués par quelques zélés. Son discours prononcé à l'occasion de la fête de l'indépendance était patriotique, rassurant pour la population et unificateur. Un message d'unité du peuple derrière une armée qui est là pour protéger ses citoyens tant qu'ils restent pacifiques et ne créent pas de troubles qui viendraient semer le chaos. Il nous a signifié qu'il veillerait avec son armée à notre sécurité et notre droit de nous exprimer sans entraves et de nous protéger de tout élément extérieur qui viendrait perturber la cohésion de cette révolte. Il faut lui faire confiance il a l'air de savoir où il va. Nous serons toujours derrière notre armée. C'est notre seul salut et c'est notre force, tant qu'elle est juste et unie nous la vénèrerons. Et que VIVE NOTRE ARMÉE ET SON GENERAL.

    Sissi zayyat

    12 h 01, le 01 décembre 2019

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