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Économie - Entretien

En quoi le système financier libanais est-il un système de Ponzi ?

Dans le cadre des manifestations qui mobilisent une partie de la population libanaise contre les dirigeants politiques depuis le 17 octobre, plusieurs experts et chercheurs braquent les projecteurs sur les origines de la crise économique et financière que traverse le pays. C’est le cas de deux anciens journalistes, Sami Halabi et Jacob Boswall, qui ont récemment publié, sous l’égide du think tank Triangle fondé en 2016 et basé à Beyrouth, une étude décryptant le système financier libanais, qu’ils décrivent comme un système de Ponzi réglementé bénéficiant essentiellement aux dirigeants politiques et au secteur bancaire du pays. « L’Orient-Le Jour » les a rencontrés.

Selon l'étude du think tank The Triangle, le système financier libanais fonctionne comme une pyramide de Ponzi. Illustration Aha-Soft/Bigstock

Dans cette étude publiée il y a une dizaine de jours, vous avez décortiqué le système financier libanais, qui fonctionne selon vous comme une pyramide de Ponzi, du nom d’un escroc italien, Charles Ponzi (1882-1949). L’expression se réfère à un montage financier considéré comme frauduleux consistant à rémunérer les investissements effectués par les clients principalement à l’aide des fonds procurés par les nouveaux entrants et dont les bénéficiaires sont généralement le créateur de cette pyramide et les premiers déposants. Comment cela prend-t-il forme au Liban ?

Comme nous le précisons dans l’introduction de l’étude, le Liban a compté depuis les années 1990 sur les secteurs bancaire, immobilier et touristique, pour attirer des capitaux en dollars. Or cet argent a principalement servi à alimenter un système qui fonctionne comme un schéma de Ponzi, profitant aux banques, ainsi qu’aux dirigeants politiques qui sont leurs clients. La Banque du Liban joue, elle, le rôle de clef de voûte de ce système qui a atteint ses limites aujourd’hui, tandis que l’État s’endette de son côté pour pouvoir payer les intérêts reversés à tous les bénéficiaires.

Le mécanisme, que nous avons détaillé dans l’étude, fonctionne comme suit : les banques commerciales attirent des dépôts, en dollars et en livres, dont elles placent une partie à la Banque du Liban (BDL), soit en tant que réserves obligatoires non rémunérées, soit, et c’est ce qui nous intéresse ici, en dépôts rémunérés à des taux d’intérêt plus élevés que ceux du marché.

La BDL offre ces taux généreux justement pour attirer les capitaux des banques commerciales, des fonds qu’elle va ensuite prêter à l’État libanais, qui doit s’endetter pour couvrir ses dépenses. Pour inciter les banques commerciales et la BDL à lui prêter, l’État offre, lui aussi, des taux d’intérêt élevés via ses obligations, en livres ou en devises.

Or l’État, qui en plus de ses dépenses – parmi lesquelles est inclus le service de la dette – ne génère pas suffisamment de revenus pour financer les intérêts qu’il a promis, doit donc davantage s’endetter auprès des banques et de la BDL, ce qui relance la boucle. Au final, les bénéfices des banques augmentent et la BDL peut couvrir ses pertes. Les grands perdants sont l’État, qui se retrouve de plus en plus endetté, et les contribuables, qui se font de plus en plus imposer pour permettre au système de perdurer quand la mécanique du système se grippe – donc quand il n’y a plus assez d’argent frais qui est déposé dans les banques du pays.


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Ces opérations sont cependant toutes légales…

Oui, dans la mesure où elles se conforment aux lois votées par la classe politique qui en bénéficie. Le secret bancaire a joué un rôle essentiel pour permettre au système de perdurer en adressant une fin de non-recevoir à toutes les personnes qui auraient pu demander à avoir accès aux chiffres. Car il faut comprendre que ce système a pu fonctionner aussi longtemps parce le système bancaire du pays ainsi que les bilans de la BDL manquent de transparence.

À combien s’élève aujourd’hui la facture pour les Libanais ?

Elle est difficile à évaluer. Les intérêts annuels que la BDL reverse aux banques commerciales s’élevaient en moyenne à 4 milliards de dollars jusqu’à cette année. À ce montant, il faut ajouter le coût des opérations d’ingénierie financière, en livres et en dollars, menées par la BDL en 2016 et 2017. Malheureusement, aucun chiffre global n’est disponible, mais il est certainement très élevé. Chiffre auquel il faut ajouter les pertes des secteurs productifs car ce système affecte également l’économie réelle : ménages et entreprises empruntent à des taux d’intérêt élevés, car les banques cherchent à compenser le coût d’opportunité qu’elles subissent en ne plaçant pas leur argent aux taux avantageux de la BDL.


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Est-ce un système unique au monde ?

En un sens, ce schéma de Ponzi libanais est unique car l’ancrage de la livre sur le dollar (en vigueur depuis 1997, 1 507,5 livres pour un dollar même si son prix fluctue actuellement chez les changeurs, NDLR), permet de « jouer » sur les taux. Mais ce n’est pas le seul cas. Le FMI a ainsi mis en évidence une pyramide de Ponzi en Albanie dans les années 1990, lors du passage de l’économie planifiée à une économie de marché. Mais, dans le cas albanais, ce sont des entreprises privées, et notamment celles qui appartenaient à des politiciens, qui ont bénéficié de la pyramide, et non les banques comme au Liban.

Le système financier libanais a fonctionné en suivant ce mécanisme pendant des années. Pourquoi s’essouffle-t-il aujourd’hui ?

C’est la baisse des dépôts dans les banques commerciales à partir de décembre 2018, en raison de plusieurs facteurs dont la crise syrienne, qui a perturbé le système. Face au ralentissement de la croissance des dépôts, quelques années plus tôt, la BDL avait lancé, en 2016 et en 2017, des opérations d’ingénierie financière, consistant en des swaps (échanges) de titres de dette avec les banques commerciales, afin que la BDL récupère des eurobonds. Ces derniers ont l’avantage de lui fournir les dollars nécessaires pour défendre la livre, et de lui permettre de prêter à nouveau à l’État. En contrepartie, les banques commerciales ont, elles, récupéré des obligations libanaises en livres rémunérées à des taux d’intérêt beaucoup plus élevés.

Il faut souligner que le Liban aurait pu amortir le choc de la crise actuelle si une partie des bénéfices engendrés et de la dette avaient été investis dans l’économie réelle, dans des projets d’infrastructure ou dans des secteurs productifs, par exemple. Mais cela n’a pas été le cas.


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Comment vous-même avez-vous eu l’idée de chercher de ce côté et comment avez-vous eu accès aux informations qui vous ont permis de réaliser votre étude ?

Le code de la monnaie et du crédit impose à la BDL de reverser au Trésor chaque année 80 % de ses bénéfices. Or nous avons constaté que chaque année, la Banque centrale reverse le même montant au Trésor. Ce qui signifie qu’elle enregistrerait chaque année le même bénéfice. Nous nous sommes demandés comme cela était possible.

Nous sommes alors partis à la chasse aux données. 90 % d’entre elles sont accessibles au public, mais elles sont noyées dans un flot d’informations. Nous avons dû faire appel à plusieurs économistes pour nous aider à les déchiffrer et les interpréter. Nous avons également obtenu certaines informations via d’autres sources que nous tenons à protéger.

Quelles sont vos recommandations alors que la pyramide s’effondre ?

Nous optons pour un haircut progressif, ainsi qu’une taxation progressive visant les plus riches, notamment ceux qui ont le plus profité de ce système. Mais, pour cela, il faut lever le secret bancaire. Et si la classe politique s’y oppose, elle doit au moins faire une exception temporaire sur certains comptes bancaires. Bien que la BDL et les banques soient les principaux créanciers de la dette, obliger les banques à subir les haircuts va les inciter à répercuter leurs pertes sur leurs clients, et donc sur la population, qui n’a pas profité de ce système. Cette situation est injuste pour la population, car les pertes sont supportées par le peuple, alors que les profits sont engrangés par les plus riches. Mais, pour que ce haircut réussisse, il faudrait que les données soient disponibles, ce qui n’est pas le cas actuellement.

En ce qui concerne la dette en livres libanaises, qui s’élève à 66 % des 86 milliards de dollars, elle ne constitue normalement pas un problème pour l’économie, car la BDL peut imprimer de la monnaie libanaise. Mais si le taux de change officiel reste fixe, ceci lui complique la tâche car le but de cet ancrage est la stabilisation de la livre. La dette en dollar reste la plus dangereuse, car la Banque centrale et l’État ne peuvent se fournir facilement dans cette monnaie. Il est donc nécessaire de restructurer le paiement de la dette et de faire flotter la livre dans une fourchette.

Le seul point positif de ce désastre est que c’est notre désastre. C’est notre argent. Les investisseurs étrangers n’ont pas mis leur argent chez nous car ils suivent les notations des agences internationales (qui se sont détériorées), à part une petite part d’investisseurs qui préfèrent les junk bonds (des bons de Trésor très risqués et offrant de hauts taux d’intérêt).


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Dans cette étude publiée il y a une dizaine de jours, vous avez décortiqué le système financier libanais, qui fonctionne selon vous comme une pyramide de Ponzi, du nom d’un escroc italien, Charles Ponzi (1882-1949). L’expression se réfère à un montage financier considéré comme frauduleux consistant à rémunérer les investissements effectués par les clients principalement à...

commentaires (9)

Je lisais dans le journal le Monde sur les voleurs du Liban c'est vraiment une honte et dire que quand je vivais au Liban on sentait pas tout ca c'est la guerre qui a tout dévoile

Eleni Caridopoulou

20 h 12, le 29 novembre 2019

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Commentaires (9)

  • Je lisais dans le journal le Monde sur les voleurs du Liban c'est vraiment une honte et dire que quand je vivais au Liban on sentait pas tout ca c'est la guerre qui a tout dévoile

    Eleni Caridopoulou

    20 h 12, le 29 novembre 2019

  • Ponzi scheme or not, it is important to take measures to resolve the acute economic crisis while salvaging the banking sector. If the banks crumble, then nothing is left. We cannot blame Mr. Riad Salame for trying to salvage the economy and maintaining the stability of the Lebanese pound and buying reforms until proper economic reforms could be implemented to stimulate the economy. The economic crisis we're currently facing is due to the failing economic policies adopted by consecutive governments or lack thereof, in addition to the wasting and squandering of financial resources by many individual corrupt politicians, and government employees, belonging to all religious confessions, Christian, Sunni, Chiite, Druze, many of whom are war lords. This is the hard reality that we have to face. Let's not scapegoat Mr. Salame. With the wars we're surrounding by, a failing, incompetent political elite class in constant denial, and external economic sanctions implemented by the US, the situation was no longer sustainable as we've reached a breaking point.

    Mireille Kang

    18 h 54, le 29 novembre 2019

  • Le code de la monnaie et du crédit impose à la BDL de reverser au Trésor chaque année 80 % de ses bénéfices. Or nous avons constaté que chaque année, la Banque centrale reverse le même montant au Trésor. Ce qui signifie qu’elle enregistrerait chaque année le même bénéfice. Nous nous sommes demandés comme cela était possible. C'EST LA MEME RAISON POUR LAQUELLE MADDOFF A ETE DECOUVERT IL DONNAIT CHAQUE ANNEE 10% DE RESULTAT POSITIFS , IDENTIQUES D'ANNEES EN ANNEES EN LES PAYANT AVEC L'ARGENT DES NOUVEAUX PIGEONS MR RYAD SALAME EST OU BIEN UN GENIE POUR AVOIR SOUTENU LE PAYS PAR CES FORMULES MAGIQUES OU UNE CRAPULE POUR AVOIR ETE COMPLICE D'UNE ESCROQUERIE AUSSI GRANDIOSE SEUL L'AVENIR NOUS LE DIRA

    LA VERITE

    13 h 36, le 29 novembre 2019

  • Il y a certainement beaucoup de responsable de la situation actuelle mais le plus fautif de tous est M. Salamé, car depuis l’assassinat du Président Hariri et la guerre de 2006, il avait certainement compris que les finances du pays fonçaient dans le mur en klaxonnant. Il aurait dû couper les robinets à l’époque et contraindre l’Etat à se restructurer. C'est dommage que des journalistes essaient de préconiser des solutions de haircut désastreuses alors que des solutions moins pénibles pour la population existent. Si j'étais responsable ; je commencerais par annoncer que l'Etat fait défaut sur toute sa dette en LBP et en USD (c’est dommage qu’on ait payé hier les USD 1,5 milliards) ainsi de facto les banques tombent en difficulté et elles passent sous la gestion directe de la BDL. 2ème étape on récupère (soft haircut) tous les intérêts qui dépassaient le taux de la FED qui ont été payés pendant ces 10 dernières années aux déposants à partir d'un certain seuil ET AUX BANQUES, pour récupérer une vingtaine de milliards qui viendront diminuer la dette de l'Etat. 3ème: Dévaluation à 3'000.- pour un dollar afin de diminuer encore la dette de 25 milliards en USD. 4ème étape Mettre en place un système fiscal moderne en copiant sur un pays pour ne pas perdre du temps à en inventer un, pour équilibrer le budget. 5ème: reprendre une dizaine de milliards des corrompus. Si on fait un haircut sec, sans mesures réelles pour sortir de la crise, le soulèvement risque de tripler de vigueur.

    Shou fi

    13 h 35, le 29 novembre 2019

  • Il faut dire que les libanais aussi bien résidents qu’expatriés ou immigrés ont contribué au développement de cette arnaque qui sentait la magouille à plein nez. Les responsables de ce désastre financier ont profité de la crise économique pour attirer les naïfs pauvres épargnants et les grosses fortunes avec l'appât du gain pour combler les trous béants causés par leur cupidité et leur malhonnêteté. Tout le monde a plongé. Pourtant l’histoire de Madoff n'était pas loin. Le scandale avait été relayé dans tous les journaux et il fallait être borné pour plonger la tête en premier et leur confier nos économies. Ils ont tous répondu aux chants des sirènes et maintenant ils accusent ces malfrats de les dépouiller. Ça reflète la mentalité libanaise. On participe au crime ensuite on réfléchi et à la fin on pleure. C’est exactement ce qui est en train de se passer actuellement. Certains croient dur comme fer que ces incapables voleurs sont blancs comme neige et qu’ils veulent leur bien. Alors Sahtein.

    Sissi zayyat

    12 h 42, le 29 novembre 2019

  • Il est temps d'appeler Riad Salamé à la barre d'un tribunal spécial pour connivence avec des organisations mafieuses. Cet homme est hautement suspecté.

    FRIK-A-FRAK

    12 h 29, le 29 novembre 2019

  • ETUDE INTERESSANTE BIEN QUE NON TOUJOURS CONFORME A LA VERITE DES CHOSES. L,ERREUR ETAIT DE FINANCER LES DERAPAGES BUDGETAIRES DE L,ETAT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 42, le 29 novembre 2019

  • la solution proposee n'est pas la bonne. Ce qu'il faut faire c'est de reparer le panier percé avant de parler hair-cut ou re-capitalisation des banques. toute autre solution repoussera le probleme de quelques annees restons dans les rues pour degager cette classe politique corrompue jusqu'a la moelle

    Elementaire

    07 h 46, le 29 novembre 2019

  • Wow, cette étude nous dévoile ici encore un gros scandale mafieux dont on se doutait de longue date, mais sans pouvoir mettre le doigt sur sa subtilité, ses mécanismes, surtout à cause du soit-disant secret bancaire et la loi du silence qui l’entourait... D’autant que le commun des mortels est vraiment ignare de toutes les magouilles de la haute finance... On s’emerveillait même des prouesses financières des ingénieries de Mr Salamé pour se trouver les fonds nécessaires pour combler les déficits sans trop comprendre comment il le faisait! Et là, tout est dévoilé de manière documentée et simple à comprendre! On en reste bouche bée.... Je me suis toujours posé la question du comment les banques peuvent vous offrir des intérêts aussi élevés sur vos dépôts alors que l'économie et l’industrie du pays sont aussi catastrophiques... Nous comprenons mieux maintenant pourquoi le boom de l’immobilier et les prix incroyables qu’il avait atteint n’était que spéculations, blanchiment d’argent, et attirer autant que possible des investisseurs étrangers avec l'état qui continuait de s’endetter pour couvrir les bénéfices de ces gens là au sommet de la pyramide et des banques ... au détriment des petits épargnants qui s’appauvrissaient... C’est énorme, cette histoire, mais oserait-on jamais ouvrir ce dossier en justice? Beaucoup de têtes, même non politiques, pourraient tomber!

    Saliba Nouhad

    02 h 49, le 29 novembre 2019

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