Au quarante-cinquième jour du déclenchement du mouvement de protestation populaire, toutes les parties concernées sont dans l’impasse. En dépit des tentatives des sources proches de Baabda de rassurer les Libanais sur le fait que les contacts politiques ne sont pas rompus et qu’un accord pourrait être conclu au cours des prochains jours (qui aboutirait à la convocation des consultations parlementaires), la réalité semble différente. Les milieux au courant des détails des contacts confient à cet égard que jusqu’à présent, aucun déblocage véritable n’est en vue. Toutes les parties sont devenues les otages de leurs prises de position, aussi bien au niveau du mouvement de protestation et de ses revendications qu’à celui des différentes parties politiques concernées.
Concernant le mouvement de protestation, les sources précitées estiment qu’il ne parvient pas à s’entendre sur une liste concrète de revendications. De plus, sa position consistant à rejeter tout dialogue avec les autorités a désormais un impact négatif, car la situation s’est trop prolongée et il faut trouver un moyen d’ouvrir une brèche efficace dans le mur qui s’est dressé entre les parties au pouvoir et les protestataires, d’autant qu’on ne peut pas d’un coup balayer les institutions, ainsi que les mécanismes constitutionnels. Sinon, ce serait un coup d’État, qui a en fait ses règles et ses conditions.
Certes, certains représentants des groupes qui sont présents dans les rues ont tenté d’ébaucher un dialogue avec notamment le palais de Baabda, mais jusqu’à présent, les contacts se font dans la plus grande discrétion car ceux qui les mènent craignent d’être désavoués par la rue en colère. Donc, à ce stade, les protestataires ont désormais une marge de manœuvre réduite, d’autant que les incidents se multiplient dans une tentative claire de la part des partis politiques et même de la part de certaines parties au pouvoir, de récupérer le mouvement ou d’essayer de le neutraliser.
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À mesure que le temps passe, les choix deviennent plus limités : il n’est plus question de fermer les routes, l’armée ayant pris une décision formelle en ce sens, ni les écoles et les universités, et les manifestations sont désormais réduites à certaines places publiques ou devant certains centres économiques névralgiques. Toute autre initiative comporte des risques de dérapage, comme cela a été le cas dans plusieurs régions du pays. Mais il ne faut pas croire que le pouvoir, dans toutes ses composantes, est dans une meilleure situation. Le courant du Futur et son chef se trouvent devant deux options, aussi mauvaises l’une que l’autre. Soit ils restent à l’écart du pouvoir dans cette période et se contentent de jeter la patate chaude à « un Premier ministre kamikaze », comme ils l’appellent, en lui mettant des bâtons dans les roues, dans un conteste difficile financièrement et économiquement, et dont leurs partisans seront les premières victimes. Soit Saad Hariri accepte de présider le gouvernement auquel cas il devra assumer les responsabilités dans une période particulièrement difficile et prendre des décisions impopulaires qui auront des répercussions sur sa base.
Le PSP de Walid Joumblatt et les Forces libanaises sont aussi dans l’impasse. Ils ont appuyé dès le début le mouvement de protestation, cherchant à faire oublier qu’ils sont considérés par les manifestants comme partie intégrante de la classe politique actuellement contestée. Mais leurs méthodes ont été rapidement désavouées par les protestataires et ils ne sont pas en mesure actuellement de trouver des solutions pour sortir de la crise actuelle, puisqu’ils n’ont pas vraiment l’initiative.
Le Hezbollah et Amal sont aussi tiraillés entre, d’une part, leur volonté de combattre ce qu’ils considèrent comme un plan étranger, en particulier américain, visant à les affaiblir et à renverser les rapports de forces établis depuis les élections législatives de 2018, et, d’autre part, leur souci d’éviter une discorde confessionnelle et une déstabilisation qui pourraient revêtir plusieurs aspects et utiliser de nouveaux instruments comme les déplacés syriens déployés sur l’ensemble du territoire libanais. D’ailleurs, selon des sources bien informées, l’attitude face au mouvement de protestation fait l’objet d’un débat interne au sein même du Hezbollah. Certains critiquent ainsi l’approche hostile ou sceptique adoptée depuis le début, alors que le mouvement aurait dû être récupéré puisque le Hezbollah depuis les élections législatives avait fait de la lutte contre la corruption son principal thème de campagne.
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Le président Aoun et le CPL sont aussi dans l’impasse, car ce mandat est le leur. Ils ont le plus important groupe parlementaire et le tiers des ministres du gouvernement et, malgré cela, ils n’ont pas pu réaliser la plus grande partie des promesses faites avant l’élection présidentielle. L’arrivée de Michel Aoun à la présidence avait suscité de grandes attentes, mais aujourd’hui la situation ne cesse de se dégrader. À mi-parcours du mandat, les perspectives optimistes sont revues à la baisse. Quelles que soient les raisons invoquées pour justifier les crises successives et le temps perdu dans des conflits pas vraiment réglés, elles ne peuvent pas dissimuler la réalité qui consiste en une paralysie des institutions, une colère populaire importante et une crise économique et financière sans précédent. Il faut préciser à cet égard qu’il y a également un véritable débat au sein du courant aouniste pour tenter de comprendre comment, après avoir été le premier à dénoncer la corruption et après en avoir fait son cheval de bataille, ce courant se retrouve pointé du doigt par les manifestants. Les discussions à ce sujet se font à plusieurs niveaux et des critiques sont formulées sur l’approche adoptée par le courant à l’égard du mouvement de protestation. Certaines voix estiment ainsi qu’il aurait dû se tenir dès le début aux côtés des manifestants, au lieu de se sentir visé. Certains disent aussi que le courant aouniste aurait dû établir un large filet de protection autour du président au lieu d’augmenter les divisions et de multiplier les conflits avec la plupart des composantes politiques du pays.
L’un des bienfaits du mouvement de protestation est donc d’avoir suscité des approches critiques au sein même de nombreuses formations...
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commentaires (16)
"ce serait un coup d’État, qui a en fait ses règles et ses conditions", Au point où on en est... C'est probablement la sortie de secours, la dernière chance avant de tomber plus bas que terre ...
Desperados
22 h 01, le 29 novembre 2019