« Tout le monde me dit que je suis une femme forte. Oui, j’étais une femme forte, mais plus maintenant. J’ai vu mon époux se faire assassiner sous mes yeux, son sang a couvert mon corps et mes vêtements. Je ne sais plus comment être forte. Désormais, je suis veuve et mère de trois orphelins âgés de 12, 10 et 7 ans. »
Au milieu des centaines de personnes venues lui présenter leurs condoléances, ce jeudi à Choueifate où se déroulaient les funérailles de son époux Ala’ Abou Fakhr, tombé sous les balles d’un militaire mardi soir, Lara Abou Fakhr affiche une dignité exemplaire. À L’Orient-Le Jour, elle veut raconter cette nuit qui a fait basculer sa vie.
« Depuis le premier jour de la révolution, le 17 octobre, nous allions ensemble, Ala’ et moi, manifester. Lui voulait être présent sur le terrain, moi je tenais à l’accompagner parce que nous nous aimons », dit-elle, au présent. En ce 12 novembre, poursuit Lara, les choses commençaient un peu à se calmer. « C’était une journée ordinaire. Ala’ est rentré à la maison, il a mangé, fumé son narguilé, pris sa douche. Et puis il y a eu l’interview provocatrice et infâme du président de la République. Ala’ s’est habillé et nous nous sommes préparés pour sortir manifester. Il m’a dit qu’il ne voulait pas manifester à Deir Koubel mais au croisement de Khaldé », poursuit-elle.
Le couple se rend donc à Khaldé. « Sur place, nous avons remarqué qu’une voiture, un tout-terrain Toyota doté d’une plaque d’immatriculation ordinaire, tentait de forcer le passage, alors que les manifestants avaient coupé la route pour exprimer leur colère. Une altercation verbale avait éclaté entre les personnes à bord de la Toyota et les manifestants.»
Le couple s’approche. « Nous avons vu l’officier (des services de renseignements de l’armée Nidal Daou (de la communauté druze et proche du Parti socialiste nationaliste syrien PSNS, selon certaines sources) et son chauffeur (Charbel Hojeil, également des services de renseignements de l’armée) à bord de la voiture. L’homme au volant voulait forcer le passage. Ala’ est intervenu, l’a interpellé et lui a dit “Arrête espèce de m…”, l’autre lui a rétorqué “C’est toi la m…”. »
À ce moment-là, explique Lara, elle se trouvait devant son époux, qui faisait face au chauffeur et à l’officier. « J’ai vu l’officier donner l’ordre à son chauffeur de tirer. J’ai vu ce dernier charger son fusil-mitrailleur, tirer deux coups en l’air, puis il a pointé son arme sur mon mari. J’ai voulu protéger Ala’, mais il m’a poussée. J’ai crié “Tue-moi à sa place”. » Sa voix s’étrangle. « Puis, il n’y avait plus que du sang. Le sang de Ala’ était partout, par terre, sur mes mains, mes jambes et mes vêtements. »
Elle se ressaisit, et embrassant du regard l’assemblée, déclare : « Aujourd’hui, les gens sont venus présenter leurs condoléances des quatre coins du Liban. Des révolutionnaires comme lui. Je les appelle à garder la flamme de la révolution allumée. Je les appelle aussi à rester vigilants pour que justice soit rendue à Ala’. Sinon, le sang appellera le sang. »
« Moi, je prendrai mon courage à deux mains. Je resterai forte et digne, pour lui. Je garderai la tête haute. Mon mari est un révolutionnaire. Pour lui, pour nos enfants, pour le Liban dont il a rêvé, je continuerai la révolution. »
Lire aussi
À Choueifate, on pleure le « martyr de la révolution »
Une série d’erreurs tragiques aurait conduit à la mort de Ala’ Abou Fakhr
commentaires (9)
Jusqu'à présent on n'a pas entendu dire que le colonel Daou qui a donné l'ordre de tuer ait été arrêté.
Yves Prevost
18 h 26, le 15 novembre 2019