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Liban - Reportage

Dans le bus de la thaoura, on débat aussi

Dans le van numéro 4 qui relie la banlieue sud chiite au centre-ville de Beyrouth, les discussions sont animées entre pro et antirévolution.

Reliant, depuis le début de la mobilisation populaire, la banlieue sud de Beyrouth au centre-ville, le van numéro 4 est le théâtre de débats animés. Photo « Commerce du Levant »

Sur son pare-brise, Ali a accroché un masque blanc de Guy Fawkes, très populaire parmi les manifestants à Beyrouth. C’est sa façon à lui de dire qu’il soutient la révolution. Mais ce trentenaire aux larges épaules et à la barbe fournie a un rêve plus grand, plus fou, un rêve qu’on sent à chaque virage, à chaque accélération, à chaque coup de frein : que Michael Schumacher retrouve un jour toutes ses capacités afin de pouvoir, s’il ose, se confronter à lui.

Ali est le chauffeur du van numéro 4 et, on l’aura compris, un trajet à ses côtés offre la meilleure excuse du monde à notre teint blafard. Remuant, le voyage n’en vaut pas moins le détour car en ces temps agités, il permet de comprendre les positionnements, les subtilités et les contradictions d’une rue chiite trop souvent caricaturée. Dans un Liban où les transports publics n’existent pas, le van numéro 4 offre un véritable salut. Certes, les microbus ne sont pas de prime jeunesse : il arrive que les portes ferment mal, que les sièges se décollent ou que le moteur grogne d’inquiétants borborygmes. Mais il n’y a pas plus pratique pour relier Dahié, comme on appelle la banlieue sud de Beyrouth, à Hamra en moins de trois quarts d’heure, et ce pour la modique somme de 1 000 livres (0,66 dollar... à l’heure où est rédigé cet article). Surtout, le bus qui passe toutes les cinq minutes offre une régularité à faire rougir un coucou et son horloger et qui justifierait à elle seule le surnom douteux de Suisse du Moyen-Orient, autrefois donné au Liban. Pour toutes ces raisons, le numéro 4 attire une faune extrêmement variée : familles en goguette, ouvriers de retour du travail, employées de maison sri-lankaises... et depuis deux semaines, des révolutionnaires par centaines.

Les barrages et les routes bloquées n’ont pas mis Ali au chômage technique, mais pendant une dizaine de jours, son trajet a été écourté avec pour terminus provisoire la place des Martyrs, cœur battant de la contestation.




(Dans Le Commerce du Levant : Le bus n° 4 : cache-misère du transport collectif)



« Au moins on parle, c’est déjà un progrès, c’est ça la politique »
Contrairement à une idée reçue, beaucoup d’habitants de la banlieue sud sont descendus exprimer leur mécontentement contre un système à bout de souffle et les élites corrompues. « C’était surtout vrai les premiers jours », nuance Ali, qui ajoute que « les habitants de Dahié étaient les premiers touchés par la pauvreté, c’est normal qu’ils protestent ». Lui-même y est passé à plusieurs reprises. Il a été ému par la ferveur, mais trouve que « les insultes créent de la division alors que pour être forts, il faudrait que les Libanais restent unis ». Le fait que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ait publiquement exprimé une certaine défiance à l’encontre du mouvement ou que la compagnie d’autobus soit tenue par la famille Zeaiter, réputée proche d’Amal, n’empêche pas les discussions à bord de son véhicule.

En ce dimanche après-midi, Rawya et Mariam, deux amies, se rendent à la manifestation. L’une est voilée, l’autre non. Toutes deux ont à la main un petit drapeau rouge et blanc. Rawya raconte qu’elle est descendue presque tous les jours depuis le 17 octobre et qu’elle s’est même disputée avec son mari qui soutient la contestation mais s’inquiète d’éventuelles violences. À l’inverse, ses enfants sont très divisés : ses trois filles la soutiennent mais son fils aîné l’a accusée de participer à un complot étranger. Elle se moque gentiment de lui. Un homme moustachu assis un rang derrière l’interrompt. Selon lui, il ne faut pas être naïf, et s’il reconnaît qu’il y a des gens honnêtes (parmi les protestataires), il estime que certains sont payés pour mettre le désordre au Liban et s’en prendre au Hezbollah. Rawya soupire et reproche à son interlocuteur de répéter ce que dit le sayyed. Elle assure avoir un grand respect pour Hassan Nasrallah et se définit elle-même comme « mouqawamé » (résistante), mais elle juge que dans la situation actuelle, le parti a tort de s’opposer à la révolution menée par le peuple. L’homme demande sur un ton ironique si par peuple elle entend ces jeunes filles qui dansent et boivent sur les sit-in. Pas peu fier de son effet, il interpelle Ali, salue l’assemblée et descend aux abords du rond-point Tayyouné.

À l’arrière du bus, des ricanements se font entendre. Ce sont deux jeunes garçons qui considèrent que cette révolution n’est rien d’autre que du folklore. Et quand ils voient des filles marcher sur le trottoir, les joues peintes aux couleurs du Liban, ils ouvrent la fenêtre et crient « thaoura ! thaoura ! » sur un ton moqueur. Quand, à proximité de Ras el-Nabaa, un barrage de l’armée contraint le bus à faire un détour, l’un des jeunes laisse éclater sa colère : « C’est juste pour emmerder les gens, leur truc. » Rawya leur demande pourquoi ils sont aussi négatifs alors qu’ils auraient tout à y gagner, l’un des jeunes lui répond que « le problème du pays, ce n’est pas le confessionnalisme mais les réfugiés syriens qui prennent le travail des Libanais ». Une jeune femme montée un peu plus tôt avec ses deux enfants, dont il se pourrait qu’elle soit syrienne, se fait discrète. Ali, lui, se contente de grogner et évite de se mouiller dans le débat.

Le van arrive enfin à l’angle de la mosquée al-Amine, sur la place des Martyrs, où une foule importante est déjà réunie. Rawya descend du bus le sourire au lèvres : « Ce n’est pas grave si on n’est pas d’accord, au moins on parle, c’est déjà un progrès, c’est ça la politique. » Dans un brouhaha et en crachant une vilaine fumée noire, le bus de Ali redémarre.



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