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La révolution en marche - Beyrouth Insight

Gino Raidy sur la ligne de front

Minute après minute, de place en place, le blogueur gouailleur et provocateur a documenté les événements qui secouent le Liban depuis le 17 octobre et servi de porte-parole, cru et acerbe, pour toute la jeunesse en colère qui porte aussi cette révolution à bout de clics...

Gino Raidy, sans filtres. Photo Karl Sfeir

Ce qui rend le soulèvement populaire libanais actuel à la fois si fédérateur et si peu semblable à tout autre mouvement précédent, par-delà le fait même que celui-ci aura révélé un nouveau tissu social où les cloisons confessionnelles et allégeances aux chefs usuels se sont étiolées, c’est qu’il se double incontestablement d’une véritable révolution numérique portée à bout de clics par la génération Y. En ce sens, impossible de passer en revue les deux dernières semaines sans y voir la marque profonde laissée par ces millennials qui, armés de leurs smartphones, se sont chargés de documenter et porter aux yeux du monde le changement radical que vit le Liban en ce moment, alors qu’une grande partie de la presse étrangère accorde une couverture a minima de l’événement. Impossible, aussi, de ne pas être tombé, ne serait-ce qu’une fois, sur la bouille gouailleuse de Gino Raidy dont les posts Instagram parfois controversés, tantôt satiriques et tantôt proches du documentaire, colonisent les réseaux sociaux depuis le 17 octobre.


D’une extrême à l’autre

Et lorsqu’on part à la rencontre du jeune homme de 29 ans et que se chiffonne dès lors l’image pixelisée qu’on lui connaissait, il n’y a aucune surprise. À la vie comme à l’écran, aucune différence, Gino Raidy n’a ni la langue dans la poche ni froid aux yeux et poursuit sans embarras sa croisade contre l’État à coup des mêmes drôleries acerbes, mais percutantes qu’il égrène sur sa plate-forme numérique. Il dit, dans des termes que l’on ne peut pas toujours reproduire sur ce papier : « Je suis en colère contre ces dirigeants qui ne font qu’avoir recours au gaslighting, cet abus mental à travers lequel l’information est déformée dans le but de nous faire douter de nous-mêmes. Ils veulent nous faire avaler les pires couleuvres et ceci est totalement impensable pour moi. Je ne peux pas me taire. »

Ne pas croire, pour autant, que le blogueur a toujours eu la fibre taquine et révolutionnaire. « J’étais un pur produit d’un milieu fondamentalement patriarcal et conservateur avec tout ce qui en découle et que j’abhorre aujourd’hui. Mon passage à l’AUB a été le catalyseur de mon changement. C’était un véritable parcours initiatique dont je ne renierai jamais les débuts, même si ceux-ci sont à l’antipode de la personne que je suis devenue », confie celui qui, au terme d’études en biologie, opère un virage vers la publicité et le copyrighting. Des disciplines auxquelles il touchait déjà depuis 2010, date de la création de son Gino’s Blog où il partageait dans un premier temps ses avis sur des restaurants, bars et autres lieux de divertissement libanais. Toutefois, à mesure que son site se construit une audience fidèle, et en parallèle à son activité au sein de l’ONG March Lebanon, Gino Raidy choisit d’aborder, ainsi que sur son compte Instagram où les followers affluent par milliers, plus de 55 000 à ce jour, « des sujets de la rue et de la vie du citoyen libanais au quotidien, que les autres médias ont tendance à reléguer au deuxième plan », et qu’il assaisonne d’un ton sarcastique et un rien provocateur. Et si Raidy commençait à désespérer face à la résilience dormante de ses compatriotes, il prédit un éveil du peuple au moment des incendies de la mi-octobre qui, à ses yeux, « annonçaient un tournant important. À leur lumière, on a vu toute l’incompétence et l’incapacité de notre système, mais aussi, et surtout, on s’est souvenu que les Libanais s’aiment en fait et peuvent spontanément, ensemble, faire tellement mieux, et tellement plus rapidement, tout ce que l’État promet et n’exécute pas depuis des décennies ».


(Lire aussi : La révolution en chantant)


Sans filtres

Jeudi 17 octobre est annoncé le projet de taxation de WhatsApp, « une insulte à notre intelligence. Je n’arrivais pas à croire qu’on voulait même nous pénaliser sur les moyens que le peuple avait trouvés pour contourner leurs propres manquements, à savoir dans ce cas des coûts téléphoniques exorbitants », s’indigne-t-il. Gino Raidy se trouvait alors dans son village de Lehfed, pour profiter du calme postestival. « Mais lorsque j’ai vu ce qui se passait à Nabatiyé et Zghorta, mon village natal où l’on était enseveli par les déchets sans broncher, j’ai compris que quelque chose de fondamental et différent de tous les mouvements précédents était en train de s’amorcer. Sans réfléchir, j’ai pris mon téléphone et je me suis dirigé vers Beyrouth », se souvient celui qui, depuis ce soir-là, n’a plus quitté les places révolutionnaires de Beyrouth, si ce n’est pour aller apporter son support aux manifestants de Zouk et de Tripoli dont il affirme : « Mon admiration va d’abord pour ces révolutionnaires qui se sont mobilisés en dehors de Beyrouth. Ceux de Tripoli, quelle belle leçon, et surtout de Baalbeck et Nabatiyé qui ont dû avoir tellement d’audace et prendre de risques afin de se libérer de leur soumission envers un leader, pour y préférer une allégeance au pays. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui ont le courage de sortir des rangs, de s’affranchir d’un déterminisme politique familial, surtout quand celui-ci qui est très ancré. »

Ainsi, chevillé à sa batterie de rechange, « mon outil le plus précieux des deux dernières semaines », sans cesse reposté, partagé, commenté et liké, Gino Raidy se déplace au gré de l’actualité du jour, de rassemblement en rassemblement, de barrage en barrage, de l’aube à la nuit, mais toujours sur la ligne de front, le masque à gaz lacrymogène éternellement d’appoint, à l’affût de la moindre déclaration, de la moindre altercation qu’il recrache aussitôt sur son compte Instagram, sans jamais enrober ses propos d’un voile de bienséance, quitte à froisser certains internautes qui lui reprochent des propos parfois trop provocateurs ou arrogants.

Pour peu qu’un dirigeant se prononce, il passe aussitôt à la guillotine des mots et des moqueries de Gino Raidy, les uns plus virulents que les autres, qui concède « je parle comme je me montre, sans filtres et sans porter de gants. Je ne peux pas mentir et je pense que la situation se prêtait à de tels propos. Nous étions tous en colère, alors pourquoi maquiller mes mots ? » Cela dit, en l’espace de quinze jours, qu’on adhère ou pas au langage parfois clivant du blogueur, il est indéniable que celui-ci aura non seulement été une source d’information instantanée, l’infatigable témoin d’un moment historique, mais aussi et surtout le mégaphone de la colère de toute une jeunesse qui refuse désormais qu’on la brime. Et qui, comme Gino Raidy, n’a plus peur de rien.

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