Entretien avec la directrice des politiques publiques de l'organisation Kulluna Irada et ancienne rédactrice en chef du Commerce du Levant. 

Pour Sibylle Rizk, la fragilité du secteur bancaire libanais est la conséquence de l’asservissement de la politique monétaire à un objectif unique de défense du taux de change, couplée à un endettement massif en devises.
Pour Sibylle Rizk, la fragilité du secteur bancaire libanais est la conséquence de l’asservissement de la politique monétaire à un objectif unique de défense du taux de change, couplée à un endettement massif en devises.

Que change la démission du Premier ministre ?

Elle est une première réponse aux Libanais qui manifestent dans la rue, et ont massivement rejeté la feuille de route présentée par le gouvernement en réponse à leur mouvement. Celle-ci mêlaient des promesses de réformes – mais pas de réformes concrètes – des annonces populistes et des mesures destinées à améliorer la trésorerie d’un Etat qui a besoin de bien davantage que cela. La réduction annoncée de 50 % du salaire des présidents, ministres, députés actuels et anciens entrait ainsi dans la catégorie des annonces populistes. L’unique objectif de cette feuille de route est de gagner du temps pour préserver le pouvoir d’une classe dirigeante à bout de souffle.

Quelle serait dans ce cas une réponse appropriée à la crise économique, monétaire et financière que traverse le pays ?

Il faut voir les choses en face, l’explosion de la colère populaire a des racines politiques et sociales profondes. Mais elle traduit aussi et surtout une intime compréhension de l’impasse économique et financière vers laquelle des années d’incurie ont mené le pays. L’État est en faillite et il est temps d’y faire face. Mais de toute évidence, le gouvernement, lui, n’a pas pris lamesure de la crise. Dans la feuille de route du Premier ministre, rien ne répondait d’ailleurs à cette urgence. Ce qu’il faut donc, c’est une nouvelle équipe gouvernementale resserrée et crédible quant à sa capacité à gérer la crise,dotée de pouvoirs exceptionnels, mais limités dans le temps, dont la principale préoccupation doit être de préserver le tissu social tout en jetant les bases d’un redécollage futur. La fermeture des banques pendant plus d’une semaine (NDLR : Les banques étaient encore fermées à l’heure de passer sous presse) est le signe le plus évident de la gravité de la situation. Elle s’explique par une seule raison : la peur d’un mouvement de panique qui se traduirait par une fuite massive de capitaux. La fragilité du secteur bancaireest la conséquence de l’asservissement de la politique monétaire à un objectif unique de défense du taux de change, couplée à un endettement massif en devises, alors que l’économie nationale a été rendue incapable d’exporter de quoi gagner des devises pour rembourser ces dettes. Les déposants, qui sont les créanciers de tout ce système, s’inquiètent naturellement pour la valeur de leurs actifs.

Que pensez-vous de la contribution de la Banque du Liban, proposée dans le budget 2020 revu et envoyé au Parlement,pour réduire le service de la dette ?

L’unique décision concrète de ce programmea consisté à annoncer la réduction du déficit budgétaire afin qu’il tombe miraculeusement à 0,63 % du PIB alors que cela fait des mois que l’objectif de 7% du PIB semble inatteignable. Il faut être particulièrement naïf pourcroire à la possibilité de ce type d’ajustement. En réalité, ce qui est proposé est de transférer à la Banque centrale la charge de la moitié du service de la dette, dont le montant lui-même est sous-évalué étant donné que l’État n’a plus recours aux marchés pour se financer depuis un peu plus de deux ans. C’est ainsi que “miraculeusement” le service de la dette tombe de 4,99 milliards de dollars (chiffres officiels disponibles à fin juin 2019) à 663 millions de dollars dans le projet de budget revu pour 2020 envoyé au Parlement. En réalité, ces lignes budgétaires ne se sont pas évaporées. Mais au lieu de les inscrire au budget de l’État, elles sont comptabilisées dans le bilan de la Banque centrale, dont les pertes sont, rappelons-le,supportées in fine par les citoyens. Ces dernières sont déjà astronomiques, même si dissimulées sous un voile d’opacité volontairement accepté par une classe politique qui refuse depuis des années les principes mêmes de la transparence et de la redevabilité.

Pour vous, le problème se situe donc au niveau de la capacité de financement de l’État ?

Cela fait plus de deux ans que l’État n’a plus recours au marché pour se financer.La rentabilité des titres qu’il émet n’est plus acceptable au regard du risquepris par les souscripteurs. Sur les marchés internationaux, le rendement des eurobonds est valorisé à des niveaux record. Les prix des CDS (credit default swaps, qui servent de garantie contre un défaut souverain) pour les titres arrivant à échéance en 2020 ont atteint 2300points, un niveau historique.

Pour se financer, l’État émet donc de la dette à des taux d’intérêt bien plus bas que ceux du marché. Et c’est la Banque centrale qui y souscrit, ce qui a pour conséquence de faire apparaître dans le budget un service de la dette un peu moins ingérable qu’il n’y paraît (bien qu’absorbant la moitié des revenus de l’État), puisque son taux moyen est artificiellement maintenu autour de 7 %.Mais la BDL, elle, doitrecourir aux taux du marché pour se financer. C’est la raison pour laquelle elle multiplie les ingénieries destinées à attirer des dollars, à des coûts de plus en plus prohibitifs. Ce type de politique pourrait s’expliquer si elle était ponctuelle, mais sa perpétuation contribue à augmenter le problème qu’elle était censée contribuer à résoudre initialement. Nous sommes dans un cercle vicieux depuis des années. Ceux qui savent lire le bilan de la Banque du Liban y voient l’accumulation de pertes énormes, ce qui se traduit par des réserves nettes négatives.

Le gouvernement avait fait du secteur de l’électricité une priorité, mais sans parvenir à mettre en œuvre cette réforme sectorielle. Dans la feuille de route du Premier ministre, il était aussi fait référence à une amélioration de la gouvernance du secteur. Croyez-vous possible sa concrétisation ?

Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. La feuille de route du Premier ministre n’était qu’une version condensée de ce qui était déjà sur la table depuis des mois. KullunaIrada a émis de nombreuses réserves à l’égard de ces propositions. Nous avons dénoncé tout particulièrement l’absence de transparence en matière de passation de marchés publics pour des centaines de millions de dollars. Sur ce point nous ne voyons aucun changement. Quant à la réduction annoncée de la subvention à Électricité du Liban, ses modalités ne sont pas davantage explicitées.

Le gouvernement compte en plus sur de futures privatisations pour alimenter ses caisses. On a cependant l’impression que le gouvernement racle les fonds de tiroir et vend les “bijoux de famille”. Quel est votre point de vue ?

Comme toujours au Liban, la privatisation n’est envisagée que dans une logique de trésorerie à courtterme. Or, quand on est dans une situation de faillite, comme c’est le cas aujourd’hui, la priorité est à une restructuration bien pensée. Il y a de très nombreuses questions à se poser avant de privatiser.Que la Middle East Airlines appartienne à la Banque centrale et donc à l’Etat est certes une bizarrerie. Mais si la MEA ne bénéficiait pas d’une situation de monopole serait-elle aussi profitable qu’elle l’apparaît aujourd’hui ? Et comment dans ces conditions transférer cette rente de situation au secteur privé ? Concernant lesTélécoms,il faut donc être doublement attentif à toute idée de privatisation, sachantl’énorme collusion d’intérêt qui existe au Liban entrele secteur privé et la classe politique. Sans compter qu’une question fiscale s’impose: on ne peut pas privatiser des taxes. Or, l’essentiel du revenugénéré par les services de téléphonie mobile est le fruit d’un prix fixé par l’État – les prix des télécoms sont notoirement très élevés au Liban –, ce qui est assimilable à une taxe. Sans compter que ces revenus sont libellés en devises.

Si l’argent de CEDRE était débloqué, celapourrait-il donner un répit à l’économie libanaise ?

CEDRE,ce sont des financements de projets d’investissement public à taux bas, conditionnés à l’ajustement des finances publiques et des réformes structurelles destinées à rétablir la confiance. Il ne faut pas y avoir davantage. Il me semble que la possibilité d’accéder à des financements étrangers demeure pour le Liban. Il ne faut pas non plus oublier la capacité de mobiliser des financements de la diaspora. Mais la question que nous avons évoquée à la table de la conférence internationale reste la même aujourd’hui: quel est le cadre macroéconomique et budgétaire dans lequel le pays s’inscrit ? Il est non seulement urgent de définir ce cadre, mais aussi de prendre des mesures immédiates dictées par la crise pour éviter les retraits massifs de dollars, restructurer la dette, rationaliser l’usage des devises qui nous restent pour maintenir les importations de base telles que le carburant, les médicaments et garantir les besoins essentiels de la population.Jusqu’à présent les autorités en place n’offrent aucune voie de sortie, et c’est précisément pour cela que les Libanais sontdescendus dans la rue.