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La révolution en marche - Reportage

Quand la jeunesse révoltée ressuscite les lieux cultes de Beyrouth

Depuis le début des manifestations, trois espaces abandonnés du centre-ville, le Teatro al-Kabir, l’« œuf » et l’église Saint-Vincent-de-Paul, sont pris d’assaut par des curieux.

Une messe célébrée dans l’église Saint-Vincent-de-Paul, alors que tout le centre-ville de Beyrouth bouillonnait autour. Le bâtiment est laissé à l’abandon depuis des années. Photo Ieva Saudargaitė Douaihy

18 février 1946. Le Tout-Beyrouth assiste à la première des Mal-aimés, la pièce de François Mauriac, interprétée par la Comédie-Française. « Qui aurait reconnu le Grand Théâtre hier soir ? Repeint, désinfecté, rhabillé de neuf. La bonne vieille salle avait repris ses allures d’antan », lit-on le lendemain dans les pages du journal Le Jour.

Retombé en décrépitude dans les années 60, transformé en salle de cinéma où les combattants de la ligne de démarcation venaient voir des « films pour adultes » pendant la guerre civile, le théâtre était devenu depuis l’un de ces bâtiments fantômes qui réveillent la mémoire d’un centre-ville sans âme, construit sur les ruines.

Inaccessible au public depuis des années, il est aujourd’hui ressuscité par un peuple battant le pavé, depuis jeudi, contre le gouvernement, un peuple qui se réapproprie les rues de Solidere. Une population qui redécouvre les lieux cultes, symbole de la grandeur et de la décadence du Liban.

La foule grouille sur l’avenue Maarad. Sara, qui manifeste depuis samedi, se décide enfin à enjamber les panneaux de bois arrachés par les protestataires, derrière lesquels repose depuis tant d’années le bientôt centenaire théâtre des Mille et une Nuits, ou Teatro al-Kabir. À l’intérieur de la carcasse, des étais de chantier sont le terrain de jeu de varappeurs en herbe. Des curieux s’introduisent dans la salle de spectacle aux styles éclectiques, tantôt oriental tantôt vénitien, frôlent des murs et des colonnes décrépis et parfois criblés d’impact de balles et lèvent les yeux vers le puits de lumière émanant d’un dôme de verre coloré. Le vieux théâtre prend des allures de sarcophage qu’on viendrait d’extraire du sable.

Hala et Zeina, deux quadragénaires, prennent la coupole en photo. « C’est tellement incroyable d’avoir accès à un lieu aussi magique. Il n’y a plus de théâtres de cette beauté au Liban », dit Hala. « Le peuple a récupéré ces lieux oubliés pour quelques jours », enchaîne Zeina, inquiète du sort qui sera réservé à ce bâtiment édifié dans les années 1920.

« Le Grand Théâtre donne la mesure de ce qui existait avant la table rase : sur lui, nous lisons notre passé dans son intégralité et cette authenticité, cette transparence, sont absolues. Pas de censure : les Beyrouth successifs, la période du mandat, celle de l’indépendance, le boom économique des années soixante, vingt ans de déchirement, sept ans de chantier », résumait on ne peut mieux, en 1997 à la revue d’architecture Azéro, aujourd’hui disparue, l’architecte d’intérieur Pierre Hage Boutros, aujourd’hui professeur de design à la LAU. Un jour de cette année-là, le théâtre avait ouvert quelques heures pour une représentation de la compagnie Écarlate organisée en collaboration avec l’ALBA. « Les gens qui avaient fréquenté le lieu avant la guerre étaient très émus ce jour-là », confie-t-il aujourd’hui. « C’est une véritable machine à remonter le temps. Je l’avais visité pour la première fois en 90 ou 91, et il était quasiment intact. Il y avait même les carnets de tickets sur le comptoir », raconte-t-il.

Hamzé, un étudiant portant le keffieh venu rejoindre les protestations, déambule sur la scène. « C’est si beau. On peut enfin profiter du centre-ville sans avoir à dépenser », s’amuse-t-il. Le son d’une derbaké, provenant des étages, vient crever la bulle de silence qui tranche avec la colère de la rue. Au premier palier, Karim fume sa cigarette sur le rebord d’une fenêtre dénudée. « C’est le meilleur spot ici, je vois tout ce qui se passe », dit-il.

Sur les murs, des centaines de graffitis fraîchement peints. « On reprend ce qui est à nous », dit l’un d’entre eux. La transgression est partout. Des fumeurs de haschich croisent des cameramen et des touristes éberlués, conscients ou pas d’être les témoins d’un moment historique.


(Lire aussi : L’aveul'éditorial de Issa GORAIEB)


Taguer les prénoms des émigrés

Lundi soir, il soufflait un air de nuit berlinoise sur le Grand Théâtre et l’emblématique « œuf » de Beyrouth. « Il se passe quoi là-haut ? » demande un jeune, attiré par la musique électro qui tranche avec les chansons populaires arabes diffusées sur la place des Martyrs. « Haflé, haflé, tu veux un ticket ? » lui lance un autre. Dans le dôme gris de l’œuf défiguré par les balles, un bâtiment à l’architecture unique qui fut autrefois cinéma, des protestataires dansent dans le noir et se postent en vidéo sur Instagram. Depuis vendredi, la célèbre bâtisse construite à la fin des années 60 est prise d’assaut par les curieux. « Le pouvoir de la musique nous a aidés à récupérer un bâtiment abandonné que nous ne connaissions que de l’extérieur et à en faire l’un des clubs les plus libérateurs de Beyrouth », ironise Jad, 24 ans.

Cinq heures plus tôt, la même surprise se lisait sur les visages des manifestants entrés par effraction dans le bâtiment sous le regard désinvolte des policiers garés juste en dessous. Mohammad, Bachar et Ayman, tout juste majeurs, fument le narguilé en regardant la foule grossir vers la place des Martyrs. Les étages du centre commercial City Center, jamais achevé, leur offrent un point de vue imparable.

Deux adolescents des beaux quartiers se faufilent entre les murs de béton, une bombe de peinture à la main. « On va taguer le mot révolution parce qu’on veut juste emmerder le gouvernement », dit Ryan*. Dans les entrailles de « l’œuf », Karim* tient lui aussi à laisser sa marque. « Je tague les prénoms de mes amis qui vivent à l’étranger parce que la situation économique ne leur permet pas de vivre dans leur propre pays », dit-il. Tout en haut des gradins, Dany et Dolly Mcheileh, 28 et 20 ans, portent des drapeaux libanais en guise d’écharpes et admirent la vue. « Puisqu’on vient d’Achrafieh, nous passons souvent par là et nous étions très curieux de rentrer dans “l’œuf”. Ça représente toute une époque. Notre père venait y voir des films lorsqu’il était ado. Il nous a raconté que certains films s’arrêtaient pour laisser passer quelques scènes de porno et que, dès que les flics menaçaient de débarquer, tout le monde faisait mine d’assister à une projection “classique” », confie Dany.

Une messe à Saint-Vincent-de-Paul

Autre cadre. Autre ambiance. Quelques dizaines de mètres plus loin, des manifestants se faufilent chaque jour en catimini entre les grillages rouillés qui habillent les ruines de l’église Saint-Vincent-de-Paul construite en 1860 et laissée à l’abandon depuis 1975. Dimanche, c’est en prenant des clichés depuis le Dôme que Ieva Saudargaitė Douaihy, une photographe lithuano-libanaise, constate un mouvement autour de l’édifice religieux. « Je suis tombée en pleine messe et j’ai commencé à prendre des photos. Des gens qui priaient, d’autres qui profitaient de la scène et du fait d’être dans un tel espace plus par curiosité que par conviction », raconte-t-elle. Le 17 octobre, soit le jour du début des protestations, était célébrée la Journée internationale contre la pauvreté, une cause chère au pape François. D’où l’idée de réunir, quelques jours plus tard, plusieurs prêtres jésuites et lazaristes pour célébrer la messe dans cette église, que la Société Saint-Vincent-de-Paul au Liban présente comme œcuménique. « Les gens ont soif de lieux de réunion, d’échanges, d’espaces religieux, et non plus de pouvoir », explique un Libanais, qui fait partie de ceux à l’origine de l’idée d’y célébrer un office religieux. À la fin de la célébration et alors que les organisateurs s’apprêtaient à quitter les lieux, un homme est entré. « Il a demandé s’il pouvait rester quelques instants pour prier parce qu’il n’avait pas trouvé de mosquée ouverte. C’était très émouvant », raconte Ella Bitar, présidente de la Société Saint-Vincent-de-Paul au Liban.

* Les noms ont été modifiés à la demande des intéressés.


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commentaires (3)

On l'oublie trop souvent, mais les moments révolutionnaires sont des moments de trangression, de réappropriation de ce qui était interdit, de fête, d'affirmation d'un "je" collectif qui brise, même momentanément, les barrières et les cloisons identitaires, catégorielles, sociales...Le temps (du) politique vient après...

otayek rene

12 h 30, le 23 octobre 2019

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Commentaires (3)

  • On l'oublie trop souvent, mais les moments révolutionnaires sont des moments de trangression, de réappropriation de ce qui était interdit, de fête, d'affirmation d'un "je" collectif qui brise, même momentanément, les barrières et les cloisons identitaires, catégorielles, sociales...Le temps (du) politique vient après...

    otayek rene

    12 h 30, le 23 octobre 2019

  • Beyrouth avec son super beau centre ville redeviendra-t-elle aux libanais comme avant 1975 pour les riches et les pauvres surtout ?Espérons.

    Antoine Sabbagha

    08 h 56, le 23 octobre 2019

  • Bayrout serait-elle vraiment le Phœnix!? Inchallah...

    Wlek Sanferlou

    01 h 45, le 23 octobre 2019

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