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Idées - Commentaire

Les fondations douteuses du plan Kushner

Des ouvriers installent une bannière de bienvenue en vue de la tenue, mardi et mercredi derniers, de la conférence « De la paix à la prospérité », au Four Seasons Hotel de Manama. Matt Spetalnic/Reuters

« De la paix à la prospérité », tel est le titre ambitieux que la Maison-Blanche a donné au volet économique de son plan visant à faciliter la paix entre Palestiniens et Israéliens. Publié le 22 juin et présenté cette semaine à Manama, ce document a suscité un rejet quasi unanime. Cette approche, qui consiste à proposer une vision économique tout en reportant les questions politiques au cœur du conflit, est ainsi jugée irréaliste par nombre d’observateurs ; délétère par d’autres ; voire, pour la plupart d’entre eux, les deux à la fois.

À cet égard, la réponse de la Maison-Blanche – le volet politique viendra plus tard – s’est avérée aussi peu convaincante qu’erronée : il y a beaucoup de politique dans le plan économique américain. Cette vision politique, qui transparaît non seulement à travers des déclarations explicites mais également des silences étourdissants, porte aussi bien une dimension nationale que régionale.



(Lire aussi : Le trauma de Manama, l'éditorial de Issa GORAIEB)


Aveuglement
La dimension nationale consiste à traiter les Palestiniens comme un ensemble d’individus vivant en Cisjordanie et à Gaza, dotés certes de quelques institutions non gouvernementales, civiles et administratives, mais sans identité ni leadership nationaux. Cette vison, autrefois implicite dans les déclarations des hauts fonctionnaires de l’administration Trump, fait désormais partie intégrante du programme économique de la Maison-Blanche : il n’y est tout simplement pas fait mention de l’OLP, de l’Autorité palestinienne ni d’aucune des structures mandatées par les Palestiniens pour parler en leur nom sur la scène internationale. Dans un entretien accordé le 22 juin à al-Jazeera, l’ambassadeur des États-Unis en Israël, David Friedman, l’a d’ailleurs confirmé : « Il n’est pas dit que l’Autorité palestinienne soit l’interlocuteur le plus idoine pour discuter de la manière de créer de meilleures conditions de vie pour les Palestiniens. Ces derniers devraient avoir leur mot à dire. »

Cette main tendue aux Palestiniens ne constitue pas pour autant un appel à de nouvelles élections. Si la vision politique que porte le plan économique de la Maison-Blanche accorde une grande d’attention à la « gouvernance », elle évacue complètement la démocratie : il y est ainsi fait référence à « l’État de droit », au « processus législatif », à des tribunaux et même à la « séparation des pouvoirs », alors même que les lois sont actuellement promulguées par décret par un président palestinien, Mahmoud Abbas, dont le nom ou la fonction n’y sont même pas mentionnés. De fait, cette vision ne reconnaît aux Palestiniens aucun des pouvoirs (exécutif, législatif ou judiciaire) traditionnels, mais seulement des organes administratifs ou des tribunaux.

Le plan américain prévoit en outre une aide internationale considérable pour ces institutions apparemment sans tête, qui fonctionnent en dehors de tout cadre constitutionnel, démocratique ou gouvernemental. Le contrôle ne devant pas se faire par le biais d’élections, mais par la « société civile » et, vraisemblablement, par les donateurs. Il en résulterait une sorte de tutelle internationale sur l’administration palestinienne, mais sans véritable mandataire ni date d’expiration. Une aide qui mêle au demeurant des promesses imprécises et à bout de souffle à des propositions étonnamment précises, telles que la création, par des États arabes traditionnellement récipiendaires en la matière (comme les Émirats arabes unis ou le Qatar), d’une nouvelle université de niveau international en Palestine.

De ses généralités à ses moindres détails, tout dans ce plan trahit un aveuglement total vis-à-vis des obstacles politiques qui ont entravé par le passé les efforts visant à promouvoir la gouvernance et l’administration palestinienne, mais aussi ses services publics (comme la justice ou l’éducation) et sa société civile. Ce ne sont d’ailleurs pas tant ces obstacles que l’existence même de tout effort entrepris par le passé – parfois depuis plus d’un quart de siècle – qui se heurtent à la cécité du plan économique de la Maison-Blanche…



(Lire aussi : Le plan Kushner vu par un économiste américain)



Négation
De fait, la vision politique régionale portée par ce plan repose avant tout sur cette dimension locale : les Palestiniens ne sont pas une nation, mais un ensemble d’individus vivant en Cisjordanie et à Gaza, et qui devraient être intégrés dans les États arabes environnants, de sorte qu’Israël puisse également être intégrée à la région. L’idée n’est donc pas simplement d’éviter de mentionner l’occupation, mais de faire en sorte que les Palestiniens puissent éventuellement tirer profit de leur assentiment à ces arrangements régionaux.

Les responsables de l’administration de Trump, et à leur tête le gendre du président Jared Kushner, semblent suggérer que les leçons de l’histoire sont inutiles. Il est donc assez ironique de constater à quel point ces idées prétendument nouvelles ressemblent aux anciennes sous des formes différentes. En réalité, le plan économique américain correspond à la vision du « Nouveau Moyen-Orient » portée par l’ancien Premier ministre israélien Shimon Peres, à ceci près qu’il ne repose pas sur la résolution du conflit israélo-palestinien, mais sur sa négation.

Exemple avec la question de la création nécessaire d’une infrastructure matérielle pour soutenir le développement économique, sur laquelle le plan ne cesse certes d’insister, mais avec une tournure nouvelle : plutôt que de se voir dotés d’infrastructures portuaires et aéroportuaires via une aide internationale – comme ce qui était prévu au plus fort du processus d’Oslo –, les Palestiniens sont désormais censés compter sur leurs voisins, qui recevront de l’aide. « De l’amélioration des aéroports et des ports des pays voisins au développement d’un pôle régional de commerce du gaz naturel en Égypte, ce projet améliorera la mobilité dans la région et ouvrira de nouvelles opportunités commerciales pour le secteur privé palestinien », indique ainsi le document américain publié samedi dernier. La mobilité entre la Cisjordanie et Gaza – un point sur lequel les dirigeants israéliens et palestiniens s’étaient mis d’accord à Oslo, lorsque Kushner était à peine adolescent – est ainsi à nouveau à l’ordre du jour. Sauf que cette fois, il ne s’agit pas tant de garantir l’unité palestinienne que de dissoudre les Palestiniens dans la région…

Bref, le plan économique américain ne repose pas tant sur le report des problèmes politiques que sur le postulat que ces derniers sont le fruit de l’imagination des dirigeants palestiniens, lesquels ont entravé la prospérité de leur peuple. La prose fébrile du plan ne peut occulter le fait qu’en ce qui concerne les Palestiniens – leurs dirigeants, leur identité et leur destin –, ainsi que la Cisjordanie et Gaza, ce projet ne diffère guère sensiblement des vues de l’ancien Premier ministre Menahem Begin sur une entité palestinienne, telles qu’il les a présentées pour la première fois à l’ancien président américain Jimmy Carter en 1977. En définitive, l’idée la plus novatrice de cette approche est peut-être que l’administration Trump demande désormais aux États arabes de payer pour sa réalisation.


Ce texte est aussi disponible en anglais et arabe sur le site de Diwan, le blog du Carnegie Middle East Center.

Par Nathan J. BROWN
Professeur de sciences politiques et d’affaires internationales à la George Washington University et chercheur invité au programme Moyen-Orient du Carnegie Endowment (Washington D.C.).



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