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Idées - Point de vue

Éloigner le Soudan du précipice

Un manifestant soudanais, à Khartoum, le 3 juin 2019. Ebrahim Hamid / AFP

Le Soudan est au bord de la catastrophe. Le 3 juin, des forces paramilitaires ont ouvert le feu sur une foule pacifique manifestant pour la démocratie, tuant plus de cent personnes et blessant des centaines d’autres. Aujourd’hui, les espoirs de voir le pays accéder sans heurts à un gouvernement civil s’effacent devant les craintes que ce pays ne connaisse le sort du Yémen, de la Syrie ou de la Libye.

Voici seulement quelques semaines, les militaires semblaient s’être rangés du côté des manifestants. En avril, après des mois de contestation contre le président Omar al-Bachir, l’armée a contraint ce dernier à la démission. Le commandant des Forces de soutien rapide (RSF en anglais), le général Mohammad Hamdan Daglo dit « Hemetti », a même affirmé avoir refusé d’exécuter l’ordre de Bachir d’ouvrir le feu sur les manifestants. Le régime, au pouvoir depuis près de trente ans, a été remplacé par un Conseil militaire de transition (TMC en anglais), dirigé par le général Abdel Fattah Bourhane, dont Hemetti est le vice-président. Mais les manifestations ont continué, exigeant désormais la transition vers un pouvoir civil. Le TMC a donc été poussé à entamer des négociations avec les représentants de l’Association des professionnels soudanais (SPA), fer de lance de la contestation.



(Lire aussi : Bachir inculpé pour corruption)



Stratégie à courte vue
On a d’abord beaucoup espéré de ces négociations, mais le pouvoir a changé de ton après que Bourhane et Hemetti sont revenus de leurs visites en Égypte, en Arabie saoudite et dans les Émirats arabes unis – trois soutiens de Bachir. Beaucoup d’argent a été, dit-on, mis sur la table pour complaire à ces généraux étroitement liés aux dirigeants en place à Riyad et à Abou Dhabi, et pour les convaincre de consolider leur pouvoir en refusant l’ouverture politique. Saoudiens et Émiratis poursuivent plusieurs objectifs : empêcher un précédent démocratique dans la région, conserver un vivier de fantassins pour leurs guerres au Yémen et ailleurs, sécuriser leur accès à des terres agricoles fertiles, et prendre pied dans la Corne de l’Afrique, zone géostratégique sensible. Cela n’est pas nouveau : en 2013, ils ont soutenu, contre les manifestants du Caire qui réclamaient la démocratie, la répression sanglante organisée par le général Abdel Fattah al-Sissi, devenu de facto l’homme fort d’Égypte après qu’un coup d’État militaire a chassé du pouvoir le président démocratiquement élu Mohammad Morsi.

À l’instar de cette répression ou de la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite et les EAU suivent pourtant au Soudan une stratégie à courte vue et mal conçue. Certes, Bourhane et Hemetti ont apporté l’assurance que les troupes soudanaises continueraient d’affluer au Yémen, mais le massacre perpétré par les RSF, s’ajoutant aux crimes de guerre précédemment commis au Darfour, apparaît plus encore comme un repoussoir, pour les Soudanais comme pour la communauté internationale. Quant à l’argent déversé sur l’armée soudanaise, il ne sera d’aucune utilité pour répondre aux griefs de la population, qui alimentent l’agitation sociale.

Ces sujets de mécontentement sont, d’abord, économiques. Des décennies de mauvaise gestion ont laissé le pays incapable de supporter la chute de ses recettes pétrolières après l’indépendance du Soudan du Sud (où se concentraient 75 % des réserves) en 2011. Au cours des cinq dernières années, l’État a dû réduire la dépense publique – de 18 à 10 % du PIB –, tandis que les dépenses militaires représentent au moins 30 % de son budget. En 2018, les restrictions des aides du Golfe se sont soldées par une dévaluation massive de la monnaie soudanaise, suivie par une explosion de l’inflation jusqu’à des taux proches de 70 %.

Ces griefs sont aussi politiques : aspirant à la démocratie et à l’État de droit, la plupart des Soudanais en ont assez de voir leurs gouvernements successifs réserver les aides à un petit groupe de tribus du Nord qui ont pillé le reste du pays avec la complicité des forces de sécurité et de milieux d’affaires où règne le copinage. Tant que persisteront ces récriminations, l’instabilité perdurera. Or, voici cinquante ans que les Soudanais résistent à la violence d’État, du Darfour et des monts Nouba, à l’ouest et au sud, jusqu’à la région orientale du Nil bleu. Le massacre des RSF n’aura donc d’autre effet que d’exacerber l’affrontement : les contestataires ont déjà rejeté la proposition de réouverture des négociations du TMC et lancé un appel à la désobéissance civile jusqu’à la chute du régime militaire. On voit mal comment le Soudan, État déjà fragile, pourrait être gouverné dans ces conditions.



(Lire aussi : Fin du mouvement de désobéissance civile au Soudan)



Médiation internationale
Une gouvernance défaillante a conduit au gaspillage tragique de l’énorme potentiel du Soudan : il dispose encore de ressources pétrolières non négligeables, son sous-sol est riche en or et ses capacités hydro-électriques sont importantes ; mais il n’est parvenu à développer aucune de ces richesses et n’en fait pas profiter sa population. Il dispose en outre de terres si fertiles (exploitées notamment en cultures irriguées) qu’il pourrait devenir le garde-manger du Moyen-Orient. Jusqu’à présent pourtant, les terres traditionnelles agricoles sont accaparées par les proches du régime, au prix de conflits, de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire.

Si la communauté internationale ne s’en mêle pas, le Soudan ne pourra pas éviter de glisser vers l’anarchie. La confiance entre les militaires et les protestataires ayant été rompue, des médiateurs extérieurs sont primordiaux pour parvenir à un accord transitionnel entre les représentants de la contestation et une partie au moins des forces armées. Un tel accord nécessitera un processus de paix structuré et la garantie d’une tierce partie pour sa mise en œuvre. Des incitations – et des sanctions – crédibles seront indispensables. Ainsi, un allègement de la dette, couplé à la stabilisation politique, pourrait-il ouvrir la voie à un dispositif généreux d’aide internationale. La Chine, qui a d’importants intérêts pétroliers dans le pays, doit être impliquée, tandis que des pressions doivent être exercées sur l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis pour les convaincre de coopérer à un dénouement pacifique. L’Union africaine est un autre partenaire nécessaire, même si la domination qu’y exerce l’Égypte la disqualifie pour conduire ces médiations.

Déjà lourdement engagée au Soudan – au Darfour et au Soudan du Sud –, la communauté internationale doit aujourd’hui aller plus loin et ne pas se contenter de communiqués de soutien. Pour sauver ce pays (et ses alentours) d’une nouvelle vague de chaos et de misère, elle doit se mobiliser rapidement en faveur des aspirations des Soudanais à une meilleure gouvernance.


Traduction : François Boisivon

Copyright : Project Syndicate, 2019.

Par Ishac Diwan

Professeur d’économie à l’Université Columbia (New York) et titulaire de la chaire socio-économie du monde arabe de l’Université Paris-sciences et lettres.

Le Soudan est au bord de la catastrophe. Le 3 juin, des forces paramilitaires ont ouvert le feu sur une foule pacifique manifestant pour la démocratie, tuant plus de cent personnes et blessant des centaines d’autres. Aujourd’hui, les espoirs de voir le pays accéder sans heurts à un gouvernement civil s’effacent devant les craintes que ce pays ne connaisse le sort du Yémen, de la Syrie...

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