En ce début de ramadan 2019, la page du rigorisme islamique est-elle en train d’être tournée en Arabie saoudite ? La semaine dernière, les Saoudiens ont assisté, interloqués, à la déclaration de l’une des figures de proue de la Sahwa (littéralement : le réveil, courant qui interprète strictement l’islam selon les préceptes de Sayyed Qutub, l’un des leaders du mouvement des Frères musulmans), le religieux saoudien de premier plan Ayed al-Qarni. Ce dernier, qui s’exprimait dans le cadre d’une émission spéciale diffusée pour le ramadan par la chaîne saoudienne Rotana al-Khalijia, a profité de son apparition télévisée pour s’excuser platement, au nom du courant rigoriste qu’il représente, auprès du peuple saoudien.
En effet, et en réponse à une question posée par le présentateur du programme, al-Qarni a reconnu les dérives de la Sahwa et leurs effets néfastes sur la société saoudienne. « Je présente mes excuses à la société saoudienne, au nom de la Sahwa, pour les fautes commises qui contredisent la charia et la sunna et qui ont rendu difficile la vie des gens. » Ces mots proviennent de la bouche d’un prédicateur religieux de premier plan, l’un des chefs de file de la Sahwa, mouvement qui a façonné l’Arabie moderne et qui a fait de ce pays ce qu’il est aujourd’hui : un royaume théocratique sans pitié.
Des excuses, sans ambages ni détour donc. Alors que des années durant, depuis le milieu des années 1980, c’est un peuple tout entier qui s’est vu se soumettre aux impitoyables exigences d’un islam rigoriste et austère, sous le joug du tout-puissant Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice. Prémices d’un changement annoncé en mars 2015 lorsque, sous l’impulsion du prince héritier Mohammad ben Salmane, le Comité a été départi de la plupart de ses importantes prérogatives. Plus de coups de bâton assénés en public et souvent sans raison, pour une simple incartade vestimentaire ou une différence affichée publiquement. Plus d’arrestations intempestives sans passer d’abord par la police civile, auprès de laquelle le Comité doit désormais une plainte, en bonne et due forme. Puis les choses se sont – à l’échelle saoudienne – accélérées. Après l’autorisation de la conduite pour les femmes – donnée en septembre 2018 et effective en juin 2018 –, après les déclarations de cheikh Abdallah al-Mutlaq en février 2018 selon lesquelles « la abaya n’est pas obligatoire » pour les femmes dans l’islam et que « 90 % des musulmanes dans le monde ne portent pas la abaya », voici sans doute venu le temps des excuses. Il y a seulement cinq ans, c’est-à-dire avant l’accession au trône du roi Salmane – et surtout de son dauphin, le prince héritier Mohammad ben Salmane –, la phrase du prédicateur Ayed al-Qarni aurait été impensable. Elle lui aurait tout bonnement coûté la vie.
Or l’Arabie d’aujourd’hui est désireuse de changer son image par tous les moyens. Il faut démontrer, à l’échelle internationale, que les fondements mêmes de ce pays n’ont jamais reposé sur un islam intolérant. Que la Sahwa n’est en somme qu’un simple accident de parcours qu’il faut à présent s’empresser de corriger. Et qu’il est grand temps à présent de revenir à la « vie normale » telle que prônée par le prince héritier Mohammad ben Salmane dans la plupart des entretiens et discours à l’adresse de la communauté internationale.
Pourquoi maintenant ? Parce qu’à Riyad, il y a urgence. Il faut polir son image, plonger la tête la première dans la modernisation, quitte à suivre le modèle du frère ennemi, le Qatar. Car le temps presse. Après la désastreuse affaire Khashoggi et la pression internationale considérable qui a pesé sur le royaume, il faut désormais satisfaire rapidement aux desiderata de l’Oncle Sam qui a su voler au secours de Mohammad ben Salmane en lui évitant d’être évincé après le monumental ratage de l’assassinat de l’éminent journaliste saoudien Jamal Khashoggi, au consulat d’Arabie en plein cœur d’Istanbul. En tête des priorités pour les États-Unis – et mis à part, bien entendu, la sacro-sainte question du prix du pétrole – figure le terrorisme islamiste et la nébuleuse Daech. Le tempérament imprévisible du président américain Donald Trump ne l’empêche pas de se montrer inflexible sur certains points avec l’Arabie : le prix du baril du pétrole et le terrorisme islamiste sont deux points non négociables. Or, après les effroyables attaques terroristes qui ont pris le Sri Lanka pour cible le dimanche de Pâques catholique et par la suite revendiqués par Daech, l’Arabie se voit tenue de prendre un pas important dans la direction opposée pour se démarquer une fois pour toutes de cet effroyable carnage. Alors, sur le plan local, la presse n’a cessé de marteler que des Saoudiens sont parmi les victimes. Elle a également dénoncé dans les termes les plus sévères ces actes terroristes. Et, quelques jours plus tard, Ayed al-Qarni a choisi d’opérer son virage à 180 degrés en s’excusant pour les dérives de la Sahwa. La boucle est bouclée.
(Pour mémoire : Six mois après l’affaire Khashoggi, MBS est-il réhabilité ?)
« J’ai beaucoup lu... »
Sur les réseaux sociaux, la réaction des internautes ne s’est pas fait attendre. Certains s’accordent pour dire qu’il n’est jamais trop tard. D’autres insistent que le mal est fait, et que les excuses arrivent bien trop tard pour qu’elles aient un quelconque effet. Mais la grande majorité ironise et se dit convaincue qu’al-Qarni a en fait été contraint par le régime – voire par MBS en personne – de tenir ces propos. L’un des internautes détourne une illustration où l’on voit un homme plonger la tête d’un individu dans une bassine d’eau pour affirmer que c’est de cette manière que Mohammad ben Salmane a convaincu al-Qarni de tenir ces propos à la télévision. Cette blague de mauvais goût n’aurait été que ce qu’elle est si les compagnons de route d’al-Qarni ne croupissaient pas sous les barreaux depuis un moment déjà. Les deux autres leaders de la Sahwa ont d’ores et déjà été neutralisés par le régime. Safar al-Hawwali a en effet été arrêté en juin 2018, alors que Salmane al-Awdah est en cellule isolée et certaines sources affirment même qu’il serait déjà mort. Mohammad ben Salmane est un homme pressé. Alors, pour accélérer les choses, il a coffré les religieux les plus rigoristes. Al-Qarni est l’un des rares porte-étendards de la Sahwa qui n’est pas derrière les barreaux. Cette déclaration d’al-Qarni est-elle la preuve qu’il y a eu à Riyad un changement de stratégie ? Au lieu d’enfermer les ultras, le but est-il désormais de les contraindre à adopter le même leitmotiv que celui de MBS, à savoir prôner un islam modéré et tolérant ? Une « vie normale » ? Ayed al-Qarni a d’ailleurs conclu son intervention en ces termes : « J’ai beaucoup lu, j’ai voyagé dans plus de 40 pays et aujourd’hui, je suis convaincu que l’islam modéré est ce qu’il faut. »
À l’heure où des drones kamikazes des rebelles yéménites pro-iraniens parviennent à traverser la moitié de l’Arabie pour faire exploser des stations de pompage de pétrole d’Aramco – faisant exploser au passage le prix du pétrole, ce qui est de nature à sérieusement inquiéter Washington – tout en faisant fi des systèmes de défense Patriot et Thaad fournis par les États-Unis, il est nécessaire pour Riyad de se démarquer totalement de l’extrémisme sunnite. C’est là une posture désormais vitale pour le royaume s’il veut pouvoir prétendre à une réelle protection US face à une menace iranienne qui se concrétise.
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commentaires (7)
Quand on a 300 marches à monter, chaque marche franchi compte et c'est à encourager. Un premier pas vient d’être franchi c'est formidable et reste encore les 299. C'est plus que encourageant car il s'agit d'un début réel et franc. Le reste peut venir plus rapidement si vraiment ce Monsieur est sincère.
Sarkis Serge Tateossian
16 h 46, le 17 mai 2019