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Le Grand Liban(ais)

Il y avait tout dans sa façon de se tourner les pouces pendant qu’on lui parlait – et on pouvait être n’importe qui : un président de la République ou un boulanger, un chrétien ou un musulman, un(e) divorcé(e), un dompteur de cirque, peu importe… Dans ces pouces tournés, il y avait de l’impatience, de la bienveillance, de l’indifférence, de l’empathie, une manière de demander à son interlocuteur de continuer à bavasser pendant que lui réfléchit et se concentre sur le(s) essentiel(s), sur les plans de sauvetage, sur les (re)constructions, sur la marche des mondes et sur les fondamentaux… Ou sur ce qu’il allait déguster à dîner.

Nasrallah Boutros Sfeir était l’épitomé du résistant-résilient libanais. Et si le concept n’existait pas, il l’aurait (ré)inventé. Pourquoi ? Parce que le patriarche maronite décédé à l’aube de ses 99 ans, qui avait pratiquement l’âge de ce Grand-Liban dont il restera pour toujours l’une des figures les plus marquantes, a toujours refusé que cette résistance soit divisible. Qu’elle soit un choix à la carte, en fonction de tel ou tel agenda ou allégeance. Pour lui, on était résistant contre tout ce qui menaçait l’intégrité physique, intellectuelle ou morale du Liban, ou on ne l’était pas. Résistant contre la Syrie et la barbarie des gangs Assad père et fils ; résistant contre Israël et la barbarie de ses différents gouvernements; résistant contre toutes les politiques des axes quand elles avaient pour objectif de dénaturer, de génétiquement modifier le Liban et son message ; résistant, enfin et surtout, contre chaque coup de boutoir que la coexistence et la convivialité entre les Libanais se prenait, de partout, en pleine gueule.

Nasrallah Boutros Sfeir ne rêvait pas seulement d’un Liban grand. Il a fait. Il a osé. Il a retroussé ses manches, vaillant petit maçon, entrepreneur, architecte. Il a établi les grandes (et les petites) lignes du sfeirisme, et il a passé son mandat à tout faire pour qu’elles soient appliquées, concrétisées, pleinement expérimentées. Septembre 2000 : sur le Ground Zero d’un Liban dénaturé, les évêques maronites, sous l’égide de leur patriarche, déclenchent une arme originelle de construction massive : leur premier communiqué, dénonçant l’occupation syrienne du Liban. « Il est temps que l’État libanais étende sa souveraineté effective pour que les Libanais sentent qu’ils se trouvent sous sa protection. Maintenant qu’Israël s’est retiré, n’est-il pas temps que l’armée syrienne considère son redéploiement en prélude à un retrait définitif conformément à l’accord de Taëf ? » écrit le texte. La deuxième indépendance du Liban était lancée.

Mais pas que. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais d’indépendance du Liban si tous ses fils ne regardent pas dans la même direction. S’ils ne mettent pas, pour une heure, pour une vie, leurs divergences de côté, s’ils ne se concentrent pas sur tout ce qui les (ré)unit, jusqu’à ce que cette indépendance soit accouchée, de quelque manière que ce soit. Le Kesrouanais Nasrallah Boutros Sfeir croyait follement, férocement et forcément en la coexistence entre ses compatriotes. Alors, sur ce sfeirisme, sur ce maronitisme libanisé à outrance, est venu se greffer le druzisme éclairé, révolutionnaire et transcendé de Walid Joumblatt, pour former un binôme exhibé dans toutes ses splendeurs en août 2001 et dont les bénéfices continueront pour toujours à panser chaque ancienne blessure de cette Montagne libanaise, métissée, pluriculturelle et fondatrice. Ensuite, et après le cataclysme du 14 février 2005, c’est tout contre ce binôme que sont venus se coller un sunnisme dynamité de fond en comble, déharirisé puis reharirisé, et un chiisme (trop minoritaire encore…) excédé par la dictature des armes et, tout imbibé de Moussa Sadr et surtout de Mohammad Mehdi Chamseddine, furieusement réfractaire à toute idée de faqih, de wilaya et de milice.

Parce que s’il y avait une chose que Nasrallah Boutros Sfeir haïssait par-dessus tout, c’était bien cet esprit et cette lettre miliciens. Est-ce que cela date du traumatisme primitif de la barbe tirée par des partisans aounistes à la fin des années 80, de ces tomates lancées comme autant de bombes? Ou est-ce cette conviction aussi enracinée que certains arbres de Rayfoun qui place la primauté d’un État immaculé au-dessus de toute autre considération ? Peu importe. Le patriarche de tous les Libanais était un vaccin universel. Quels qu’aient été ses défauts, ses échecs, ses manquements, et comme tout le monde, il en avait, Mgr Sfeir était un vaccin, redoutablement efficace, contre la médiocrité, contre la résignation, contre l’acceptation du fait établi. Un vaccin contre l’alliance des minorités. Un vaccin contre le communautarisme bunkerisé. Un vaccin contre le renoncement : à nos identités, aussi meurtrières soient-elles, à notre indépendance, à notre souveraineté, à notre nation, à notre État et à notre pays. Une piqûre de rappel à tous les résistants, d’où qu’ils viennent, pour ne pas baisser les bras et s’en aller sous d’autres cieux.

Pour le Libanais lambda, le théologien confirmé, l’homme de Dieu, le berger qu’était Nasrallah Boutros Sfeir a vite été relégué au deuxième rang, pour laisser toute la place à l’homme d’État. Le sfeirisme sera un jour doctrine politique officielle. Et constitutionnalisée. D’ici là, l’absolue totalité des dirigeants libanais feraient bien de s’y convertir. Feraient bien d’arrêter de se tourner les pouces et de se mettre, réellement, au travail. Feraient bien d’apprendre à tourner leurs pouces. Comme lui.

Il y avait tout dans sa façon de se tourner les pouces pendant qu’on lui parlait – et on pouvait être n’importe qui : un président de la République ou un boulanger, un chrétien ou un musulman, un(e) divorcé(e), un dompteur de cirque, peu importe… Dans ces pouces tournés, il y avait de l’impatience, de la bienveillance, de l’indifférence, de l’empathie, une manière de...

commentaires (4)

J'aimerais dire à Ziad Makhoul et "en toute discrétion" que feu notre patriarche n'était pas politiquement d'accord avec tous les libanais . Mar Nasrallah Sfeir avait des préférences , un penchant très net pour le camp marsien .Au Liban personne ne passe à côté de la politique y compris le clergé .

Hitti arlette

20 h 04, le 13 mai 2019

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Commentaires (4)

  • J'aimerais dire à Ziad Makhoul et "en toute discrétion" que feu notre patriarche n'était pas politiquement d'accord avec tous les libanais . Mar Nasrallah Sfeir avait des préférences , un penchant très net pour le camp marsien .Au Liban personne ne passe à côté de la politique y compris le clergé .

    Hitti arlette

    20 h 04, le 13 mai 2019

  • Très bel article . Destiné à ceux qui osent se regarder en face en qualité de libanais et non en qualité de libanais « vendu à une nation »...

    L’azuréen

    14 h 08, le 13 mai 2019

  • OU EST MADAME SCARLETT HADDAD... QUI NOUS BOMBARDE CHAQUE JOUR D,UN ARTICLE D,ENCENSEMENT POUR CEUX QUI NE LE MERITENT PAS ... POUR ECRIRE POUR CE GRAND CARDINAL SOUVERAINISTE ET UNIQUEMENT VRAI LIBANAIS ?

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 39, le 13 mai 2019

  • C,EST TROP DEMANDER QUE LA CONVERSION DE NOS ABRUTIS EN VRAIS HOMMES D,ETAT. LE PATRIARCHE SFEIR ALLAH YIRHAMOU ETAIT UN ECLAIRE. NOS ABRUTIS SONT DES ARRIERES. EN LE CARDINAL ON AVAIT DE LA CONFIANCE. EN NOS ABRUTIS ON A DE LA MEFIANCE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 29, le 13 mai 2019

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