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Liban - Éclairage

Nasrallah Boutros Sfeir, témoin inébranlable du « Liban-message »

Le patriarche Sfeir et le pape Jean-Paul II, lors de la messe en plein air du souverain pontife, au Liban, le 11 mai 1997.

Avec la disparition du patriarche Nasrallah Sfeir, le Liban perd l’un des grands témoins des différentes phases de la guerre d’occupation que le Syrie a conduite au Liban. Mais il est aussi l’un des grands témoins des divisions qui ont déchiré les chrétiens et mis en péril le Liban-message, le Liban du vivre-ensemble.

C’est indubitablement sous le double signe de la lutte contre l’occupation syrienne et de la fidélité à l’Évangile et au vivre-ensemble qu’il faut donc placer le long mandat patriarcal du patriarche Sfeir (1986-2011).

Ces deux combats, complémentaires sous diverses formes, sont toujours d’actualité. Le Liban continue d’être soumis à des forces centrifuges qui affaiblissent l’allégeance nationale, et à des courants de pensée qui font éclater ses solidarités spirituelles.

Héritier du patriarche Élias Hoyek, promoteur et défenseur du Grand-Liban (1920), le patriarche Sfeir fut le fils exemplaire d’une nation dont « les racines historiques sont de nature religieuse », comme l’a rappelé opportunément l’exhortation apostolique « Une espérance pour le Liban » de Jean-Paul II en 1997 ; fils et digne représentant d’une communauté maronite qui avait évolué pour devenir peuple puis nation après le démembrement de l’Empire ottoman et la création du Liban (1920).

C’est précisément en raison des racines religieuses de l’identité nationale et politique du Liban « qu’après les années de guerre (1975-1990), Jean-Paul II avait consacré en 1995 une assemblée synodale spéciale pour le Liban, afin que les Libanais de religion chrétienne cherchent, en collaborant avec tous leurs compatriotes musulmans, à reconstruire leur société », en tirant de la foi leur inspiration et les principes fondamentaux de cette reconstruction.

Dans une lettre adressé à tous les évêques de l’Église catholique dès 1989, Jean-Paul II avait résumé en une formule qui fera fortune la vocation historique d’un Liban qui est « plus qu’un pays (…), un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident ».


(Lire aussi : L’ultime envol du Patriarche...)


Cheminement de prière

Dans le texte de l’exhortation (1997), fidèle à cette intuition historique, Jean-Paul II affirmait : « J’ai invité les catholiques présents sur cette terre à entreprendre un cheminement de prière, de pénitence et de conversion, qui leur permettrait de s’interroger devant le Seigneur sur leur fidélité à l’Évangile et sur leur engagement effectif à la suite du Christ. Par un retour sur soi lucide, accompli dans la foi, les pasteurs et les fidèles devaient pouvoir mieux discerner et préciser les priorités spirituelles, pastorales et apostoliques qu’ils avaient à promouvoir dans le contexte actuel du pays. »

La convocation du synode par Jean-Paul II bouleversa l’agenda de l’Église maronite qui, consciente de son besoin d’aggiornamento au lendemain du concile Vatican II (1962-1965), se préparait, grâce aux efforts de certaines de ses figures de proue d’alors, comme les PP. Youakim Moubarak et Michel Hayek, à faire son propre examen de conscience. Il fut reporté à 2006. La visite au Liban du pape Jean-Paul II en 1997 fut un triomphe.

Ce qui importait surtout au pape, dont le pontificat avait commencé en 1981, c’était l’unité islamo-chrétienne au Liban. Il voulait que les chrétiens prennent à cœur cette unité. En mars 1986, un mois avant l’élection du patriarche Sfeir, le Saint-Siège avait lancé un plan de sortie de la guerre que le cardinal Achille Silvestrini, principal figure diplomatique du Vatican sous le pontificat de Jean-Paul II, fut chargé de mettre en œuvre. Arrivé au Liban, il tentera en particulier de réunir un sommet national islamo-chrétien. Mais il échouera à opérer une brèche dans le mur d’intimidation et de terreur que la Syrie avait réussi à dresser entre les Libanais.

Auparavant, le Vatican s’était employé, en vain, à empêcher l’armement des milices chrétiennes, estimant que les voies de la paix étaient préférables à celles de la violence. Le Saint-Siège avait même reproché à certains responsables d’ordres monastiques d’avoir oublié leur vocation en fournissant des armes aux chrétiens.


(Lire aussi : De Taëf au retrait des troupes syriennes, les moments-clés du patriarche)



La montée des périls

À tous ces efforts, le patriarche Sfeir ne pouvait être étranger, puisque avant d’être élu, il se trouvait depuis de nombreuses années au secrétariat du siège patriarcal, qu’il avait donc été le témoin de la montée des périls et des difficultés de son prédécesseur, le patriarche Antonios Khoreiche, intronisé le 9 février 1975, aux prises avec les milices chrétiennes. « C’était un homme calme, très posé, mais ferme. Il était contre toute alliance et tout contact avec Israël », assure le patriarche Raï dans son ouvrage Au cœur du chaos (Albin Michel, p. 127).

Il faudrait s’étendre, pour lui rendre justice, sur les efforts déployés par le patriarche Sfeir pour faire face à la tâche complexe, sinon impossible, qui consistait à tenir d’un même front la barre de l’Église et celle du Liban, et poursuivre deux objectifs obéissants à des logiques indépendantes, sinon contradictoires.

Car hélas, à l’heure où, face aux périls externes, l’unité communautaire interne devait être de rigueur, les divisions politiques, les rivalités et la soif de pouvoir faisaient rage au sein de la communauté maronite, au mépris de tout bon sens et du plus simple instinct de conservation. Et ce qui vaut pour la période 1975-76 vaut aussi pour l’accord de Taëf, qui mit fin au bruit des canons.

L’accord de Taëf (1989) fut l’un des grands moments du processus engagé pour mettre fin à la guerre qui déchirait le Liban et lui permettre de retrouver sa vocation historique, et le patriarche s’y engagea de toute son âme. Cet engagement lui valut l’une des plus grandes humiliations de son existence.

Indispensable pour arrêter la guerre, l’accord avait été l’œuvre conjointe du président Hussein Husseini et du patriarche Sfeir. « Avec le président de la Chambre, Hussein Husseini, le patriarche avait rédigé le texte à la virgule près », assure le patriarche Raï dans son ouvrage » (op. cité, p. 132).


(Lire aussi : Le Grand Liban(ais), l'édito de Ziyad Makhoul)


Taëf et l’humiliation

L’humiliation vint de haut. Le patriarche Sfeir avait refusé de reconnaître la légitimité du gouvernement présidé par le général Michel Aoun face à celui que présidait Salim Hoss, estimant qu’il ne pouvait le faire « dans un pays divisé », au mépris du vivre-ensemble (Contre vents et marées, Mar Nasrallah Boutros Sfeir, t. 1, Saër el-Machrek).

« C’était un dimanche soir, peu après 20 heures, raconte le patriarche Raï, témoin direct de la triste journée du 5 novembre 1989. Nous suivions tous les trois le journal télévisé, avec Sa Béatitude le patriarche Sfeir et Mgr Roland Aboujaoudé. Soudain, nous avons entendu une volée de cloches de différentes paroisses et des haut-parleurs relayant ce mot d’ordre : “Tous à Bkerké.” Dix minutes plus tard, nous avons perçu une foule se pressant aux portes du patriarcat, que l’armée a cherché à refouler, mais il y avait une telle marée humaine que les gens ont forcé l’ouverture des portes, avant d’envahir l’intérieur du siège patriarcal. Quatre personnes ont voulu rencontrer le patriarche. Nous avons tenté de les calmer. De plus en plus de gens arrivaient. Je n’avais jamais vu ces visages. Chrétiens où non-chrétiens, on ne les connaissait pas. Je les ai appelés les démons du monde, quand ils ont commencé à tout casser (…), défonçant les portes avec des barres de fer avant de s’introduire dans le grand salon. En apercevant le patriarche, ils l’ont soulevé à bout de bras en le faisant tourner sur lui-même. Je ne pouvais plus parler ni assister impuissant à cela. C’était une souffrance terrible. Ils ont fait tomber du mur le portrait du patriarche. Certains demandaient au patriarche d’embrasser les photos du chef du gouvernement qu’ils avaient avec eux. Ils rentraient et sortaient. Je leur demandais de lâcher le patriarche, de cesser de l’agresser physiquement : rien à faire. Les gendarmes sont arrivés : aucun résultat. Mgr Roland Aboujaoudé cherchait à joindre au téléphone le général Aoun qui ne répondait pas. Je pensais que le patriarche allait mourir (…). Au bout de deux heures, la foule a déposé le patriarche qui s’est alors dirigé vers ses appartements » (Au cœur du chaos, pp. 128-129). « Finalement, après être venu à Bkerké constater lui-même les dégâts, le général Aoun accepta d’appeler le patriarche pour lui présenter ses excuses » (p. 131).

Ses intimes racontent que le patriarche Sfeir a franchi dans la sérénité le passage entre les deux mondes. Au lendemain du 14 Mars et du départ des forces syriennes du Liban, il affirmait qu’il avait désormais la preuve qu’il y a une Providence pour les nations comme il y en a pour les personnes. À ces intimes, le patriarche émérite aimait répéter ce mot attribué au pape Jean XXIII qui, dépassé par les développements du concile Vatican II, avait perdu le sommeil. « Dors Angelo, dors, il y a une Providence », se répétait-il pour le retrouver.


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