Le président turc Recep Tayyip Erdogan a essuyé hier un revers inédit en 16 ans de pouvoir, les résultats partiels d’élections municipales tenues dimanche indiquant que son parti s’acheminait vers une défaite à Istanbul après avoir déjà perdu Ankara. S’il a maintenu une fine majorité à l’échelle nationale, des résultats partiels donnent l’opposition gagnante dans les deux principales villes du pays, que le parti au pouvoir AKP et ses prédécesseurs islamistes contrôlaient depuis 25 ans. Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes, à Istanbul, et enseignant à Sciences Po Paris, décrypte pour L’Orient-Le Jour les résultats de ces élections.
Comment expliquer un tel revers de l’AKP, d’autant plus que le parti disposait de moyens considérables comparés à ses adversaires lors de la campagne électorale ?
C’est effectivement un véritable revers, c’est une défaite qui est très symbolique, notamment à cause de la perte d’Istanbul qui a été la ville tremplin d’Erdogan qui lui a permis de se maintenir au pouvoir depuis vingt ans. Il est devenu maire d’Istanbul en 1994, puis il a réussi à grimper tous les échelons jusqu’à arriver au poste de président absolu en Turquie. Istanbul est donc la ville où, pour la première fois, il trébuche vraiment. Jusqu’ici, il n’avait jamais ou presque perdu d’élections. Il s’agit d’autant plus d’une défaite au vu des moyens mobilisés – radios, télévisions, journaux, affiches – en faveur du pouvoir.
Comment expliquer la sanction de l’électorat ?
Cela s’explique d’abord par une lassitude de l’électorat vis-à-vis du pouvoir en place, et l’attitude arrogante du président a fini par se retourner contre lui. Il a été victime de sa propre stratégie. Il s’agissait d’élections locales, et au lieu de les laisser à ce niveau, Erdogan en a fait un référendum qui a pu agacer les gens. Il y a également des prémices de crise économique qui apparaissent, même si ce n’est pas comparable à ce qu’a connu le pays il y a quinze ans, on peut parler d’une réelle détérioration de l’économie turque. Enfin, cela montre qu’il existe encore une forme de résistance et que le sursaut démocratique peut encore venir, ce qui est plutôt rassurant pour l’avenir du pays. On peut comparer la situation avec ce qui se disait en Russie il y a quelques années, que « la télévision est en guerre avec le frigo », autrement dit que la propagande officielle cherche à lutter contre la réalité économique. En Turquie, on ne peut plus échapper au discours politique, puisque les médias ne parlaient que des élections. De ce fait, les gens ont dû se dire : « tout ça c’est très bien, mais on a une crise économique, la nourriture a perdu une bonne partie de sa valeur », ce qui peut justifier le passage à l’acte. La grande force de l’AKP était de ressouder l’économie, or là, on s’est aperçu que ça commençait à s’effriter.
(Pour mémoire : Imamoglu, l'homme en passe d'arracher Istanbul à Erdogan)
Est-ce le parti AKP qui est remis en question par ces résultats, ou est-ce directement le président Erdogan ? L’électorat fait-il une distinction ?
L’AKP n’existe plus, il ne s’agit que de lui. Dans toutes les villes que j’ai visitées récemment durant la campagne électorale, la photo d’Erdogan était partout, systématiquement à côté du maire en lice. C’est un échec personnel, bien plus que pour le parti. Mais la question ne se pose pas, puisque le parti est tellement effacé depuis quelques années, qu’il y a fusion et confusion.
L’électorat kurde a-t-il joué un rôle dans cette défaite de Recep Tayyip Erdogan ?
Leur vote a été déterminant, notamment à Istanbul, puisqu’ils ont eu le rôle de « game-maker ». C’est un point notable, mais l’opposition ne devrait pas trop se réjouir. Les Kurdes ont été pragmatiques face à la politique antimouvement national kurde menée par Erdogan depuis 2015. Le parti prokurde a appelé à voter contre l’AKP. Mais la question aujourd’hui pour eux est de savoir si d’avoir favorisé le CHP – le parti de l’opposition qui a remporté la victoire dans les deux grandes villes de Turquie – est une bonne chose, en sachant que, globalement, parmi les initiatives visant à améliorer le sort des Kurdes, la plupart émanent de l’AKP. Les Kurdes ont-ils fait le bon choix ? À court terme, ils mettent Erdogan en difficulté, mais à long terme, si ce dernier n’est plus là, est-ce que le HDP (parti prokurde) et le CHP pourront se mettre d’accord ? J’ai un doute. Je pense que le parti prokurde a choisi la mauvaise stratégie.
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commentaires (5)
Je ne me rappelle plus comment le film de Funès "la folie des grandeurs" se terminait! Pas grave, j'attendrai la fin de la version turque.
Wlek Sanferlou
13 h 37, le 02 avril 2019