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Moyen Orient et Monde - Entretien

« En Turquie, les gens ne se sentent plus libres de rien »

La journaliste et artiste kurde Zehra Dogan, récemment sortie de prison, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».


Une fresque de Banksy à New York pour soutenir la journaliste turque Zehra Dogan. Timothy A. Clary/AFP

Journaliste et artiste kurde, Zehra Dogan a été libérée fin février après avoir passé plus de deux années en prison. Accusée de propagande terroriste, elle avait été condamnée pour avoir réalisé un dessin représentant la ville de Nusaybin, détruite après les combats entre l’armée turque et les rebelles du PKK en 2016. Pour L’Orient-Le Jour, elle revient sur sa détention, les atteintes à la liberté d’expression et l’évolution de la situation politique en Turquie.

Comment vous sentez-vous, un mois après votre libération ?

C’est une question difficile. Quand j’étais derrière les barreaux, je me disais que la liberté m’attendait dehors. Mais quand j’ai été libérée, j’ai réalisé que ce n’était pas une liberté totale, mais partielle. D’abord, j’ai dû laisser derrière moi beaucoup d’ami(e)s, toujours emprisonné(e)s. Et puis, ici en Turquie, l’État met une pression énorme sur les gens comme moi. Il y a tellement de journalistes, d’artistes, de défenseurs des droits de l’homme qui ne peuvent pas travailler comme ils le voudraient...

Comment s’est passée votre détention ?

En fait, j’ai été incarcérée dans trois prisons différentes : cinq mois à Mardin, un an et demi à Diyarbakir et quatre mois à Tarsus. La prison de Diyarbakir est un symbole de la résistance du peuple kurde depuis les années 80. Des actes de torture ont eu lieu dans cette prison. J’ai ressenti le poids de cette histoire et cela m’a donné de la force. Mais il y a encore beaucoup de violations des droits de l’homme, aujourd’hui, dans les prisons turques. Par exemple, on nous privait parfois de nourriture : les gardiens réunissaient une vingtaine de détenues dans le self et ne servaient de la nourriture que pour cinq. Il y avait aussi beaucoup d’enfants de détenues qui sont nés en prison. Certains d’entre eux venaient me voir pour me demander : « À quoi ressemble une fleur, un arbre ? » Alors, j’essayais de leur expliquer en leur faisant des dessins.

Vous avez également créé un journal lorsque vous étiez en prison. Pouvez-vous nous raconter comment cela s’est passé ?

Durant mon incarcération à Mardin, en 2016, la plupart des médias kurdes ont été fermés les uns après les autres par les autorités, sous couvert d’état d’urgence. À ce moment-là, j’ai réalisé à quel point mon travail de journaliste était important. Alors avec quelques amies codétenues, nous avons eu l’idée de créer un journal nommé Özgür Gündem – Zindan (Actualité libre – prison), en hommage au quotidien kurde Özgür Gündem, lui aussi interdit par les autorités. Notre objectif était de faire un journal « normal » avec des rubriques « politique, économie, écologie, sport, culture ». Par exemple, nous avons réalisé l’interview d’une politicienne sur la politique carcérale en Turquie. Ou alors un reportage sur les différentes manières de cuisiner en prison. J’étais responsable de la mise en page et des caricatures. Nous avons réalisé un premier numéro que nous avons réussi à distribuer à l’extérieur. Le procureur a eu écho de notre initiative et il n’était vraiment pas content. Il a ordonné aux gardiens de confisquer notre imprimante. Sauf qu’ils ne l’ont jamais trouvée, car nous avions tout écrit à la main.

En tant que journaliste, comment vous êtes-vous tenue au courant de l’actualité en Turquie ?

C’était très difficile pour moi de m’informer correctement, car je n’avais accès qu’aux chaînes de télévision progouvernementales. À Diyarbakir, j’étais incarcérée avec Leyla Güven, une députée du HDP (parti prokurde), qui recevait régulièrement des nouvelles par l’intermédiaire de ses avocats. Nous avions parfois recours à une sorte de « mise en scène » : Leyla Güven prenait la parole comme dans un meeting et les autres détenues pouvaient lui poser des questions. C’était un petit jeu entre nous.


(Pour mémoire : « Chez nous en Turquie, on ne tue pas les journalistes ! »)

Pendant votre détention, vous avez reçu le soutien d’artistes de renommée internationale, comme Banksy ou Ai Weiwei. Quelle a été votre réaction ?

Je n’ai jamais reçu la lettre que m’a écrite l’artiste chinois Ai Weiwei, car à l’époque la direction de la prison m’empêchait de recevoir du courrier. Quand cette interdiction a été levée, j’ai demandé aux gardiens où était ma lettre et ils m’ont répondu qu’ils l’avaient perdue... Comme je n’avais pas le droit non plus de lui répondre, j’ai seulement réussi à lui faire passer quelques mots de remerciement, en cachette, via mon avocat. C’est aussi par son intermédiaire que j’ai appris pour le graffiti du street artist Banksy me représentant derrière des barreaux, à New York. Le plus important pour moi, c’est que cela ait contribué à faire connaître mon travail hors de Turquie. Grâce à l’œuvre de Banksy, les médias du monde entier ont parlé de mon dessin de Nusaybin.

Quels sont vos plans pour le futur ?

J’en ai beaucoup ! J’aimerais prendre le temps de raconter l’histoire des femmes du Moyen-Orient affectées par les guerres. Je pense m’installer au Liban, car c’est un pays central et plutôt ouvert d’esprit. De là-bas, je pourrais couvrir la Syrie, l’Irak... J’ai aussi commencé une bande dessinée durant ma détention, sur l’histoire des prisons en Turquie, que j’aimerais beaucoup terminer. J’ai également reçu de nombreuses invitations pour participer à des expositions partout dans le monde : au Japon, aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni...

Trois ans après la rupture du cessez-le-feu entre le PKK et l’armée turque, comment envisagez-vous l’évolution de ce conflit ?

Je pense qu’il est toujours possible de relancer le processus de paix. Actuellement, près de cinq mille personnes sont en grève de la faim, dans la foulée de celle entamée par Leyla Güven en novembre dernier. Ils réclament simplement la reprise du dialogue entre l’État turc et le mouvement kurde, ainsi que la levée de l’isolement pour Abdullah Öcalan (le leader du PKK, incarcéré depuis 1999). Les médias progouvernementaux passent leur temps à propager des discours haineux envers les Kurdes. Mais je sais que tous les Turcs ne pensent pas comme ça.

Des élections municipales sont prévues le 31 mars. Pensez-vous qu’il soit encore possible de changer politiquement les choses dans ce pays ?

Oui, j’ai de l’espoir. Il le faut ! Bien sûr, nous savons que l’État peut manipuler le résultat des élections. Mais malgré cela, je pense que l’AKP (le Parti de la justice et du développement du président turc Recep Tayyip Erdogan) va perdre un peu de son pouvoir. Pas de façon massive, mais tout de même de manière significative. En Turquie, les gens sont très silencieux et ne se sentent plus libres de rien. Je pense qu’ils vont répondre avec leur bulletin de vote. Lors des élections législatives de juin 2015, le HDP avait réalisé un très bon score et avait mis l’AKP en difficulté. Cela pourrait bien arriver à nouveau...


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commentaires (2)

C,EST LA TYRANNIE LA PLUS OBSCURANTISTE QU,ERDO APPLIQUE SUR LA TYRQUIE.

LA LIBRE EXPRESSION

17 h 21, le 29 mars 2019

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Commentaires (2)

  • C,EST LA TYRANNIE LA PLUS OBSCURANTISTE QU,ERDO APPLIQUE SUR LA TYRQUIE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    17 h 21, le 29 mars 2019

  • Il fut un temps pas très lointains ...(il y a encore peu en réalité) les ressortissants turcs en Europe prenaient le risque de se faire ridiculisé devant tout le monde pour dire que leur pays était une démocratie, que les femmes sont libres, que leur président était le meilleur du monde ...(des speeches hilarants et continuels) ... Même ceux-là ils sont fini par s'apercevoir de leur aveuglement et de leur bourde. Mais à l'intérieur du pays des bakchichs et de l'ottomanie, personne n'ose plus lever son petit doit ... Ce pays est mort de couardise, d'appréhension, d'aversion et de cauchemar ... Une prison à ciel ouvert ?

    Sarkis Serge Tateossian

    11 h 29, le 29 mars 2019

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