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Idées - Commentaire

Algérie : la fin du « pacte social rentier » ?

Manifestation de professeurs algériens à Alger contre le pouvoir le 13 mars dernier. Ryad Kramdi/AFP

Depuis le début des grandes marches nationales initiées le 22 février dernier, l’Algérie est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. C’est en effet la première fois, depuis les tourbillons festifs ininterrompus liés à son accès à l’indépendance en juillet 1962, que l’ensemble du peuple algérien s’est spontanément mobilisé dans une incomparable ambiance de consensus autour d’un mot d’ordre simple, clair et net : « Non à un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika ! » Un mouvement social de grande ampleur que l’annonce, lundi dernier, du renoncement à ce projet de cinquième mandat (et le report sine die de l’élection présidentielle prévue le 18 avril) n’a, à ce stade, pas permis d’endiguer. Comment avons-nous pu en arriver à cette nouvelle donne ? Peut-elle être considérée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein ? En réalité, nous sommes en présence d’une phase de mûrissement d’une lente évolution, liée à une crise inscrite dans les éléments constitutifs du modèle selon lequel, en Algérie, se sont nouées les relations entre la société et l’État depuis le début des années 1970.


(Lire aussi : « Nous ne voulons pas d’une transition organisée par le système »)



« Modèle bi-rentier »

Pour l’essentiel, ce modèle a longtemps reposé sur le fonctionnement de deux logiques systémiques de rente, l’une endogène, l’autre exogène, étroitement liées entre elles. La première – politique, de nature symbolique et d’origine historique – commence à prendre forme au lendemain de l’indépendance. De fait, son fondement essentiel va consister à instrumentaliser le passé pour en tirer avantage dans le présent. C’est ainsi qu’un nombre significatif d’acteurs sociaux – individuels ou collectifs, institutionnels ou non – vont chercher, d’une manière ou d’une autre (parfois, à tout prix), à établir pour ce qui les concerne un lien significatif avec tout ce qui peut se rapporter à la guerre de libération nationale, et tout faire pour en retirer un surcroît de capacités d’accumulation de capital symbolique et/ou matériel. L’une des illustrations les plus marquantes du fonctionnement pratique de cette rente politique est certainement la notion de « légitimité révolutionnaire » qui, de fait, part du principe que l’accès au pouvoir – notamment pour le poste de président de la République – passe nécessairement par elle. Or, à partir d’un tel postulat, il n’y a pas de compétition démocratique possible, puisqu’il n’y a pas les conditions d’une confrontation sereine de points de vue de candidats, égaux en droits et devoirs, et soumis aux jugements rationnels de citoyens, selon la formule « projet contre projet ».

La seconde – énergétique, de nature économique et d’origine extractive – va être à la base d’un régime d’accumulation du capital principalement fondé sur une exploitation des hydrocarbures localement disponibles, puis leur valorisation sur le marché mondial. Elle procède de la différence existant entre, d’une part, l’ensemble des coûts directs et indirects – essentiellement endogènes – liés au processus de production des hydrocarbures et, d’autre part, le prix auquel, finalement, ces hydrocarbures vont être vendus – une variable nécessairement exogène, puisque fixé dans les conditions du marché mondial dans un contexte de concurrence avec les autres sources d’énergie disponibles. À partir du premier choc pétrolier de 1973 et de ses conséquences, les ressources liées à cette rente vont devenir une composante essentielle de la richesse nationale (le secteur des hydrocarbures pesant 35 % du PIB ; 75 % des recettes budgétaires et 97 % des recettes d’exportation), et une partie substantielle d’entre elles sera redistribuée en direction de larges couches de la population.

Du côté de l’État, tout l’enjeu va consister en un contrôle aussi total que possible du fonctionnement des deux rentes afin de lui permettre d’entrer en relation avec la société dans un rapport de force favorable, et ce dans le cadre d’un « pacte social rentier », visant à lui assurer une paix tant sociale que politique. C’est dans ce cadre qu’il va utiliser, d’abord, les ressources financières liées à la rente énergétique en formulant et mettant en œuvre un certain nombre de politiques publiques de redistribution de ces ressources. En tête de ces politiques se situent toutes celles ayant consisté en la mise en place d’un nombre important de mécanismes institutionnels assurant le fonctionnement de diverses formes – implicites ou explicites – de subventions et transferts sociaux. Dès lors – et on glisse imperceptiblement de l’économie à la politique–, l’individu « doit » implicitement renoncer à l’expression de sa liberté de critiquer le pouvoir politique en place contre les avantages, essentiellement matériels, que l’État lui aura assurés. Une situation que résume parfaitement la saisissante formule, utilisée dans de nombreux pays de la zone MENA, de la « démocratie du pain » (dimouqratiyat el-khoubz).

L’autre facette – politique – de cette problématique rentière va consister à développer un ensemble de politiques visant à montrer que l’État assume pleinement sa responsabilité de gardien vigilant et unique des enjeux mémoriaux, en tant que dimension constitutive essentielle de l’identité nationale, dans les deux grands domaines délimitant le cadre de son action : l’un national et l’autre international, étroitement liés entre eux.

Étant entendu que si les deux rentes systémiques, de fait, fonctionnent ensemble – l’énergétique donnant à la politique les moyens nécessaires à la mise en œuvre de ses principes et la politique fournissant à l’énergétique un sens qu’elle n’a pas en elle-même –, du point de vue de l’État, c’est la rente politique qui est la plus importante car, en dernière analyse, garante ultime de l’exercice effectif du pouvoir. Quant à la société, elle adhère d’autant plus à cette rente politique que beaucoup de ses membres contribuent à en fonder et élargir la légitimité sociale. Et il en va de même pour la rente énergétique dont la redistribution est perçue comme une condition de base du « pacte social rentier » auquel, dans sa très grande majorité, la société souscrit.


(Lire aussi : Que reste-t-il de l’islam politique en Algérie ?)


Épuisement

Essayons maintenant de comprendre pourquoi le modèle en question est en train de s’épuiser, de s’effriter aujourd’hui sous nos yeux et, de fait, d’aller, peut-être, vers sa fin. Car, en fait, c’est bien de cela qu’il s’agit puisque, de par la large contestation populaire en cours, la société sort carrément des règles du jeu fixées par le « pacte social rentier » qu’elle a longtemps respectées et selon lesquelles elle ne saurait contester les décisions de l’État que de manière ponctuelle et/ou marginale. Si, visiblement, la goutte d’eau qui aujourd’hui fait déborder le vase est constituée par le cinquième mandat, pourquoi n’en a-t-il pas été de même lors du quatrième mandat en 2014 ? Ou bien lors du troisième mandat en 2009 ? Ou bien encore lors de la révision constitutionnelle de 2008 qui avait supprimé le verrou des deux mandats ? Pour répondre à ces interrogations, il faut comprendre que les deux rentes systémiques en présence – la politique et l’énergétique – nécessitent des conditions particulières qui doivent en permanence être réunies pour leur permettre de pleinement fonctionner et produire leurs effets « positifs ».

Or, depuis quelques années déjà, le message que peut véhiculer la rente systémique politique correspond à un récit national n’ayant plus tellement de sens pour une population jeune – composée à 70 % de moins de 40 ans – qui veut vivre avec son temps et a de tout autres préoccupations. Tout comme pour la rente systémique énergétique, le niveau des ressources qu’elle procure connaît une tendance à la baisse alors même qu’une croissance rapide de la population conduit inéluctablement à une hausse constante de la demande sociale. Le fonctionnement du « modèle bi-rentier » ne pouvait donc qu’être affecté négativement par les différentes évolutions constatées, et ce, tout particulièrement, depuis le retournement de cycle sur le marché pétrolier mondial. Et, de fait, à partir de la fin de l’année 2014, il est certainement possible de dire, d’une part, que le « modèle bi-rentier » était entré dans une phase de crise – affectant, à la fois, ses deux composantes, politique et énergétique, étant donné aussi les liens étroits qu’elles entretiennent entre elles – de toute évidence certainement appelée à s’aggraver. Et, d’autre part, qu’à partir de ce moment, comme dans tout processus de délitement, « tout » pouvait dès lors arriver.

D’autant que les données fondamentales de l’économie algérienne font clairement apparaître deux caractéristiques majeures. D’une part, la faiblesse du taux de croissance de son PIB (de l’ordre de 2-3 % par an), de son secteur industriel (environ 6-7 % du PIB) et de ses exportations réellement hors hydrocarbures (3 % des recettes d’exportation). Et, d’autre part, l’importance, à la fois, de son secteur informel (environ 40-50 % du PIB) et du phénomène du chômage (que les statistiques nationales, très probablement sous-estimées, situent aux alentours de 15 % pour l’ensemble de la population active et à 30 % chez les jeunes). C’est précisément la hausse de plus en plus importante du chômage et, plus largement, du « précariat », notamment chez les jeunes (dont les plus qualifiés, pour la plupart, ne songent qu’à quitter le pays), – et dont l’une des causes majeures est certainement le blocage des investissements économiques dans les secteurs d’activités hors hydrocarbures –, qui explique, entre autres facteurs, l’importance de la base sociale des manifestations populaires qui se sont déroulées dans le pays. Dès lors que l’État est perçu par la société comme n’étant plus en mesure de lui assurer les « flux matériels » dont elle a besoin pour vivre, c’est sa légitimité, telle que fondée sur la rente politique et les « flux symboliques » y afférant, qui est fragilisée.

Nouvelles voies

À cet égard, trois éléments de conclusion s’imposent. D’abord que nous assistons à la fin du « modèle bi-rentier » qui a longtemps prévalu dans le pays et qui l’a mené dans une impasse, tant économique que politique, dont il ne peut sortir qu’en empruntant de nouvelles voies. Ces dernières supposant, d’une part, que la logique de la rente systémique d’origine extractive soit reléguée bien loin derrière celles qui se structureront autour de la création de richesses générées sur le territoire national par un système productif diversifié et efficient (surtout eu égard aux normes de la compétition internationale). Et, d’autre part, que la logique de la rente systémique politique d’origine historique cède la place à la légitimité démocratique, qui suppose qu’une élection ne se gagne pas au nom d’un passé souvent mythifié, mais à l’issue d’un large débat public articulé autour de projets crédibles garantissant, à moyen et long terme, l’avenir du pays.

Ensuite, qu’aujourd’hui, plus que jamais, le pays a grand besoin de faire le point sur beaucoup de questions absolument déterminantes pour son avenir dans le monde plutôt chaotique qui déjà s’annonce. De toute urgence, il convient de redonner aux universités et autres institutions publiques et privées, chargées de produire les connaissances, la place et le lustre qui doit leur revenir. Faute de quoi aucune définition crédible des politiques publiques dont le pays a tant besoin n’est possible.

Enfin, qu’il convient d’aborder franchement un grave problème de relations entre générations, en passe de devenir de plus en plus conflictuel, puisque de nombreux représentants de celle qui a participé à la guerre de libération nationale refusent de se retirer des postes de responsabilité qu’ils occupent dans différents secteurs d’activité – appareil d’État, institutions politiques, armée, services de sécurité, diplomatie, etc. – et, de fait, de manière totalement abusive, continuent d’imposer l’exercice de leur pouvoir et de leur vision du pays et du monde à une société majoritairement composée de jeunes.

Par conséquent, vouloir s’opposer au large mouvement de mobilisation actuellement en cours revient purement et simplement à prétendre, dans un combat d’arrière-garde, arrêter le cours de l’histoire. Et qui, d’une manière ou d’une autre, ne peut être que du côté de ceux qui ont encore la vie devant eux et non derrière.

Par Nadji SAFIR
Sociologue algérien et membre du Conseil scientifique de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMo).



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