Joignant le geste à la parole, le député Hassan Fadlallah, membre du bloc du Hezbollah et de la commission parlementaire des Finances, a remis hier au procureur général financier, Ali Ibrahim, une série de documents liés aux dossiers des comptes publics entachés d’irrégularités. Officiellement chargé par son parti de suivre de près les affaires de corruption, M. Fadlallah s’inscrit dans la continuation de l’engagement solennellement pris par le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, lors de sa dernière apparition télévisée, de « restituer à l’État les fonds usurpés ». Après des années de surenchères et d’accusations mutuelles qui ont épicé les séances parlementaires et les réunions du Conseil des ministres qui se sont succédé, le parti chiite a décidé de passer à l’action. En demandant, en sa qualité de député, à la justice compétente l’ouverture d’une enquête sur des milliards de livres libanaises qui auraient disparu, notamment durant la période 1993-2012, Hassan Fadlallah est passé à la vitesse supérieure et a actionné la justice dans un processus que d’aucuns considèrent d’ores et déjà comme sélectif. Depuis la conférence de presse de lundi dernier, au cours de laquelle le député a dénoncé des « milliers d’erreurs » dans les documents comptables du ministère des Finances, en s’attardant sur des exemples tirés des années 2004 et 2005, il apparaît clairement que c’est notamment l’ancien ministre des Finances puis Premier ministre Fouad Siniora qui serait visé par cette campagne. M. Fadlallah a même été jusqu’à parler de « chaos organisé et voulu », expliquant que certaines traces de versements effectués à l’État ont parfois été annulées puis rétablies. « Cela signifie que beaucoup d’argent a disparu ou a été volontairement perdu », avait-il affirmé, refusant toutefois de citer qui que ce soit.
Constatées après un audit fastidieux des comptes publics effectué pendant plusieurs années par le ministère des Finances, les « fuites » présumées seraient principalement liées aux dons faits par des pays tiers à l’État libanais, notamment au lendemain de la guerre de 2006. Selon notre correspondante Hoda Chédid, seuls 23 décrets sur un total de 293 relatifs à des opérations de don ont été retrouvés dans les documents.
Dans les milieux du Hezbollah, on affirme que la démarche entreprise par le parti n’est pas politique, encore moins vindicative. Elle ne vise qu’à rectifier la situation et à remettre la comptabilité nationale sur les rails, tout en restituant à l’État les fonds qui ont été usurpés. Hier, d’ailleurs, M. Fadlallah est revenu à la charge, appelant à ne pas politiser ce dossier. Sans pourtant convaincre de nombreux analystes, notamment dans les milieux politiquement opposés.
« Nous n’accusons et ne nommons personne. Que ceux qui veulent s’innocenter aillent en justice », a ajouté hier Hassan Fadlallah, après avoir remis le dossier à la justice. Le député du Hezbollah avait donné le ton il y a plusieurs semaines en prévenant que « si ces dossiers suivent leur bon cours, de hauts responsables politiques vont devoir rendre des comptes ». Fouad Siniora, qui s’estime visé par ces accusations, doit tenir une conférence de presse aujourd’hui même, pour exposer son point de vue.
M. Siniora avait adressé en novembre dernier une lettre ouverte au président Michel Aoun, dans laquelle il s’était défendu de tout détournement de fonds publics.
(Lire aussi : Lutte du Hezbollah contre la corruption : derrière l'attaque contre Siniora, Hariri père et fils en cibles privilégiées)
Une vision « réductrice »
Contactée par L’OLJ, une source du 8 Mars insiste sur le fait que les irrégularités constatées après l’audit effectué par le ministère des Finances « concernent plusieurs gouvernements, plusieurs communautés et une pléthore de fonctionnaires. Ne tirons pas de conclusions hâtives sur les coupables présumés avant que l’enquête judiciaire n’ait abouti ». La source, qui refuse de dire quelles sont les périodes concernées par l’action judiciaire entamée, souligne toutefois que l’enquête portera sur une série de transactions, notamment des transferts de fonds et des avances du Trésor effectués sur plusieurs périodes.
Pour de nombreux observateurs, cette manière de faire est, pour le moins, « réductrice » et « sélective » et ne contribuera certainement pas à apaiser le climat de mécontentement général, encore moins à rétablir la confiance du citoyen, largement érodée, dans la classe politique. C’est notamment l’avis de Jad Chaabane, professeur d’économie et membre de l’Association des économistes au Liban, qui estime, en substance, que la corruption fait partie de « tout un système qui touche invariablement tous les secteurs publics » et ne saurait par conséquent être réduite à un exercice comptable, même si ce dernier est primordial.
M. Chaabane s’étonne d’ailleurs qu’une campagne de reddition des comptes puisse ignorer la responsabilité politique aussi bien des gouvernements que des Parlements qui se sont succédé, et qui théoriquement ont le devoir de contrôler l’action du gouvernement et les dépenses publiques. « Toute personne ayant occupé un poste de responsabilité publique au courant de la corruption qui régnait est soit complice, soit directement coupable », dit-il.
L’économiste se demande par ailleurs comment une politique déclarée de lutte contre la corruption peut également occulter un phénomène aussi grave que « la corruption légalisée ». Bien qu’elle diffère de la dilapidation ou du recel de fonds publics, ce type de corruption n’est pas, selon lui, moins calamiteux pour le Trésor. « Dans cette catégorie, il faut placer tous les marchés publics concoctés par des sociétés dans lesquels les ministres ont des intérêts directs ou indirects. On ne peut non plus ignorer les cas de figure où des ministres sont propriétaires de banques qui prêtent de l’argent à l’État. Le problème est qu’aucune loi n’interdit ces pratiques. »
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Le pompier pyromane dans toute sa nuisance.
Christine KHALIL
10 h 46, le 03 mars 2019