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Moyen Orient et Monde - Éclairage

Qui gouverne l’Algérie ?

Les manifestants protestent contre la reconduction au pouvoir de Bouteflika, qui, selon toutes les indications, ne détient pas réellement le pouvoir.

Des manifestants algériens arrachant un panneau publicitaire montrant une photo de leur président, Abdelaziz Bouteflika, lors d’une manifestation contre sa candidature pour un cinquième mandat, le 22 février 2019 à Alger. Ryad Kramdi/AFP

L’Algérie était jusqu’ici une exception dans le monde arabe. Alors que l’ensemble de la région a été traversée par des troubles au moment des printemps arabes, le plus grand pays arabe, africain et méditerranéen en termes de superficie a été relativement épargné. Grâce à une stratégie du pouvoir consistant d’une part à effrayer la population sur les risques d’une nouvelle période d’instabilité – après la décennie noire des années 90 – et d’autre part à acheter la paix sociale grâce à ses ressources en matière d’hydrocarbures. Malgré les voix contestataires, le président Abdelaziz Bouteflika avait été réélu en 2014 sans troubles majeurs, un an après un accident vasculaire cérébral (2013). La situation est encore plus insolite aujourd’hui, parce que tout au long de son quatrième mandat, le président ne s’est pas directement adressé à son peuple, et il est très rarement apparu en public.

En quelques jours, le pays est (re)devenu un pays du monde arabe comme les autres. Des manifestations inédites ont eu lieu ces derniers jours, dont la plus importante vendredi dernier. Des « centaines de milliers, peut-être des millions de personnes » selon le quotidien algérien el-Watan, « des dizaines de milliers » selon l’AFP, sont descendus dans les rues de plusieurs grandes villes algériennes, notamment le centre de la capitale, malgré l’interdiction d’y manifester depuis 2001. Mais l’Algérie conserve un caractère exceptionnel vis-à-vis des autres pays du monde arabe secoué par des mouvements sociaux : ce n’est pas pour la chute d’un régime que les Algériens manifestent, c’est contre la reconduction au pouvoir d’un seul homme. « Makache el-khamissa ya Bouteflika, djibou el-biyari, w zidou el-sa3iqa » (Bouteflika, il n’y aura pas de cinquième mandat, mobilisez même les brigades de recherche et d’intervention et les troupes spéciales). C’est ce que chantent en boucle les manifestants, jusqu’ici pacifiques, mais semblant déterminés à refuser un cinquième mandat.


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Un homme qui ne semble pas détenir le pouvoir

Scénario quelque part ubuesque, car les manifestants protestent contre la reconduction au pouvoir d’un homme qui, selon toutes les indications, ne détient pas réellement le pouvoir. Affaibli par les séquelles de l’AVC, M. Bouteflika, 81 ans, est systématiquement représenté par un portrait géant de lui dans les occasions officielles, et ses prises de position et déclarations orales sont faites indirectement via l’agence de presse officielle ou certains de ses proches, qu’ils soient ministres, conseillers ou autres. Ce scénario illustre la terrible opacité du système politique algérien. Abdelaziz Bouteflika n’apparaît pas comme un tyran, il n’est pas détesté par la population. À l’image de plusieurs institutions publiques algériennes, il est plutôt le visage derrière lequel se cache des réseaux informels interconnectés qui détiennent le vrai pouvoir politique en coulisses. Et qui n’ont pas encore réussi à s’entendre sur une alternative à M. Bouteflika, au risque d’attiser le mécontentement populaire.

Qui sont ces réseaux qui gouvernent l’Algérie ? Les termes « le pouvoir », « les clans au pouvoir », ou même « les clans du pouvoir » reviennent souvent pour répondre à cette question. Mais plutôt que d’éclairer sur la réalité de la diffusion du pouvoir en Algérie et du processus réel de décision politique, ces termes contribuent à accentuer le caractère flou du « pouvoir ». L’opacité du régime algérien fait penser à un système à la soviétique. Certains responsables politiques eux-mêmes ne seraient pas en mesure de le définir dans son entièreté, a confirmé une source informée à L’OLJ. Mais malgré cette réalité, une impression du pouvoir peut néanmoins être faite.

La théorie la plus répandue est celle de la détention du pouvoir par l’Armée populaire nationale (APN), l’héritière de l’Armée de libération nationale, qui a mené la guerre d’indépendance. Cette théorie est confortée par le fait que depuis l’indépendance, tous les présidents sont des hommes d’armes, et que c’est l’APN qui a œuvré pour ramener l’ordre à l’issue de la décennie noire. Détournant la phrase de Voltaire sur le royaume et l’armée prusse, les partisans de cette théorie soutiennent que « l’Algérie n’est pas un pays qui a une armée, c’est plutôt une armée qui a un pays ». Une autre théorie stipule que le pouvoir est concentré autour du clan présidentiel, qui se base sur un régionalisme gravitant autour de la région de Tlemcen, lieu d’origine du président Bouteflika. Cette théorie explique que le pouvoir a glissé de l’armée vers la présidence, et que les purges des officiers ces dernières années le démontrent. « Le pouvoir militaire a perdu de son importance durant le 2e mandat de Bouteflika », indique à L’Orient-Le Jour Mohammed Benaïssa, militant algérien pour l’inclusion des jeunes dans la vie politique. Il souligne que M. Bouteflika a su surfer sur la « vague de popularité envers sa personne », qui s’explique par le fait qu’il a œuvré à la réconciliation nationale après la décennie noire, et par « ses politiques de réformes sociales ». Ce glissement du pouvoir a été mis au grand jour par la « restructuration » des services de renseignements en 2014, note M. Benaïssa.


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Les trois pôles du pouvoir

Cependant, la réalité apparaît aujourd’hui plus complexe. Elle semble être l’addition de plusieurs théories. Pour John Entelis, professeur de sciences politiques à l’Université de Fordham et spécialiste de la politique algérienne, sollicité par L’OLJ, « trois sources de pouvoir » peuvent être distinguées : « Les pouvoirs économique, politique et militaire. » Ces pouvoirs s’entretiennent mutuellement. « Des sociétés comme Sonatrach », entreprise d’hydrocarbures publique et première compagnie africaine dans le classement de Jeune Afrique, « produisent la richesse », les partis politiques FLN et RND « assurent le pouvoir politique » en étant les fers de lance de l’alliance présidentielle, et « l’armée assure la stabilité en combattant notamment le terrorisme », analyse M. Entelis. Le « cercle » du pouvoir comprend le frère du président, Saïd Bouteflika, le Premier ministre Ahmad Ouyahia, des hommes d’affaires influents, des responsables de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi que des personnalités de l’armée et de la sécurité fidèles au mandat Bouteflika, précise Yasmina Allouche, chercheuse spécialiste de l’Algérie, également interrogée par L’OLJ. Abdelaziz Bouteflika est actuellement la clé de voûte de ce système. Il remplit deux caractéristiques : « Il n’est pas haï par le peuple, et il est d’accord pour sauvegarder le système », note M. Entelis.

Les institutions formant les réseaux qui peuvent être catégorisés dans les trois types de pouvoir importent plus que les individus eux-mêmes, ce qui explique la continuité jusqu’à aujourd’hui de ce système. La raison est double. Ce système se nourrit de lui-même, et sa pérennité met à son tour les jeunes Algériens devant des choix limités pour leur avenir. Soit ils y participent, soit ils travaillent pour un mauvais salaire ou entreprennent dans un secteur de l’économie sans déranger une grande compagnie déjà établie et proche du pouvoir, soit ils émigrent. Le premier scénario est plus facile pour ceux qui ont des connaissances dans l’une des institutions formant les trois pôles du pouvoir. « L’absence de réformes de l’ancien système vise à sauvegarder les intérêts des élites au pouvoir. Pour une population où 30 % des personnes ont moins de 30 ans, obtenir un visa est une solution, émigrer illégalement en est une autre, ou alors ils travaillent tout simplement parce qu’ils ne sont pas assez chanceux pour avoir un pied dans le système bureaucratique », indique Mme Allouche. Le complexe « militaro-industriel » couvert par les forces politiques veut à tout prix éviter trois scénarios : l’ouverture du système, des élections démocratiques et un printemps arabe. Sa réaction aux rassemblements de ces derniers jours est pour le moment restée limitée, mais alors que des manifestations sont prévues aujourd’hui et le 1er mars, à deux jours de la date limite de dépôt des dossiers de candidature à la présidentielle, l’affaire reste à suivre avec grande attention. Sa manière de réagir déterminera le futur proche du pays.


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