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Moyen Orient et Monde - Éclairage

Comment l’AKP a dompté l’armée turque

Les réformes entreprises par le parti du président turc depuis son arrivée au pouvoir ont changé l’idéologie kémaliste traditionnelle de l’armée en la remplaçant par un modèle plus « islamisé ».

Recep Tayyip Erdogan lors d’une rencontre avec des militaires à Istanbul, le 5 mars 2017. Murat Cetinmuhurdar/Presidential Palace/Handout via Reuters

L’AKP (Parti de la justice et du développement) est en train de réussir sa mission. Après dix-sept années durant lesquelles le parti de Recep Tayyip Erdogan a alterné réformes et purges dans les rangs de l’armée turque (Türk Silahlı Kuvvetleri ou TSK), celle-ci est désormais réduite à son rôle « civil » de défense nationale, au même titre que n’importe quelle armée occidentale. Une politique qui pourrait être qualifiée d’«historique », compte tenu de la place essentielle qu’occupe l’armée dans l’histoire de la Turquie contemporaine.

Héritière de la modernisation des forces armées ottomanes, entreprise dès 1826 avec la suppression du corps des janissaires, l’armée a joué un rôle primordial dans la fondation de la Turquie telle qu’elle est connue aujourd’hui. Elle a assuré la transition entre la chute de l’Empire ottoman et la République, notamment à travers des militaires comme Mustafa Kemal, surnommé Atatürk (père de la Turquie), après ses victoires dans les années 1920 et lors de la guerre d’indépendance (1919-1923). Une fois la République proclamée en 1923, ce dernier se dévêtit de son costume de militaire pour enfiler celui de président de la Turquie moderne. Mais le régime qu’il instaure reste très autoritaire, avec l’armée en toile de fond, même s’il se base sur des principes républicains, démocratiques et laïcs. Une tradition qui survivra à la mort d’Atatürk en 1938 et l’apparition des premiers partis politiques non kémalistes. « Même avec l’émergence du multipartisme en 1950, et l’organisation des premières élections libres, l’armée va un peu se retirer de la scène politique pour se mettre en arrière-plan, devenant de facto la garante de la République et de la démocratie en Turquie. C’est une particularité du système turc », explique Edhem Eldem, historien, professeur à l’Université du Bosphore et titulaire de la chaire d’histoire turque et ottomane au collège de France, contacté par L’Orient-Le Jour.

L’armée n’a ainsi jamais laissé un gouvernement purement « civil » contrôler le pouvoir à 100 % depuis le début de la période républicaine, et surveillait de près les dangers que pouvait représenter la sphère religieuse au sommet de l’État, celle-ci étant contraire aux principes kémalistes. C’est d’ailleurs au nom de ces principes que l’armée n’a pas hésité à intervenir directement et à plusieurs reprises contre les gouvernements qui lui semblaient dévier vers un islamisme politique. C’est notamment le cas en 1960, 1971, 1980 et 1997. À chaque fois, les militaires instauraient un régime qui restait certes démocratique dans les apparences, mais où l’armée conservait des hommes de main au sein des institutions politiques et judiciaires. C’est à ce poids démesuré de l’armée au sein de l’État que l’AKP a voulu mettre un terme, et c’est ce qu’il s’emploie à faire depuis son arrivée au pouvoir.


(Lire aussi : Le dangereux pari d’Ankara dans l’Est syrien)


Chasse aux sorcières
Avec l’accession au pouvoir de l’AKP suite aux élections législatives de 2002 et la nomination de Recep Tayyip Erdogan au poste de Premier ministre l’année suivante, la mouvance islamiste conservatrice enchaîne les succès et a petit à petit « les mains libres » pour engager progressivement les réformes visant à diminuer l’influence des militaires au sein de l’État, en les légitimant par le vote populaire si nécessaire. La plus importante de ces réformes a été la révision constitutionnelle de 2010, adoptée par référendum, rendant caduque celle de 1982 élaborée à l’époque de la dictature militaire de 1980. La diminution du poids de l’armée étant par ailleurs une condition émise par l’Union européenne dans le cadre du processus d’adhésion de la Turquie, dont les négociations sont aujourd’hui au point mort.

Entre-temps, les premières purges au sein de l’armée et contre les anciens dirigeants du régime militaire post-1980 débutent, notamment à travers les grands procès « Ergenekon » en 2007 et « Balyoz » en 2012, où des centaines de colonels et d’officiers sont mis à pied et/ou emprisonnés. Des « gülenistes », partisans du prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis depuis 1999, et des « kémalistes » finissent également derrière les barreaux. Mais pour masquer toute idée de déviance autoritaire de l’AKP, dénoncée par l’opposition, Recep Tayyip Erdogan peut bénéficier du soutien d’une population turque qui n’accepte plus de vivre sous un régime dicté par l’armée, surtout depuis le coup d’État de 1980, qui avait particulièrement marqué les esprits par sa violence et ses conséquences. « L’AKP s’est donné pour mission de détruire l’influence de l’armée sur l’État turc et le pouvoir judiciaire. Il y arrive progressivement et finit par “démocratiser” le système. Mais une fois celui-ci libéré de la tutelle de l’armée, les membres de l’AKP vont tenter de le remplir eux-mêmes par leur alliance avec les gülenistes (à l’époque). L’AKP a utilisé le système d’infiltration güléniste au sein des principales couches du pouvoir pour saper la puissance de l’armée dans le système politique », poursuit Edhem Eldem.


(Pour mémoire : Confusion turco-américaine autour de l’extradition de Fethullah Gülen)

M. Erdogan a également joué un jeu de donnant-donnant avec l’armée. « Il a réduit le rôle direct de l’armée dans l’ensemble du corps de l’État : universités, justice… Et dans le même temps, il a augmenté le budget de l’armement, haussé les salaires », précise Samim Akgönül, spécialiste de la Turquie et maître de conférences à l’université Marc Bloch de Strasbourg, dans un article sur le site de la chaîne France 24. « Ceux qui ne respectaient pas cet accord implicite ont été écartés », précise-t-il. Le Premier ministre en a ainsi profité pour placer ses hommes aux postes qui se libéraient.La vraie rupture se situe néanmoins en 2016, lorsqu’une partie de l’armée tente un coup d’État dans la nuit du 15 au 16 juillet. C’est un échec. Les putschistes sont arrêtés par les forces de l’ordre aidées par une population turque descendue par milliers dans les rues à l’appel, lors d’une émission restée célèbre, du président Erdogan, alors en vacances à Marmaris, sur les bords de la mer Noire. Dès le lendemain des événements, des purges sans précédent, qualifiées de chasse aux sorcières, sont menées par Ankara dans toutes les administrations du pays, le plus souvent dans l’éducation, la justice, la police et l’armée, contre ceux supposés avoir une sympathie ou un lien avec le coup d’État ou Fethullah Gülen, à qui le putsch est imputé. Quelque 150 000 fonctionnaires, dont un grand nombre dans les forces armées, se voient ainsi limoger et/ou emprisonner. Interrogée par L’OLJ, Sümbül Kaya, chercheuse et spécialiste de la Turquie à l’Institut français des études anatoliennes, affirme qu’« entre 2016 et 2017, 43 % des généraux, 33 % des officiers et sous-officiers et 14 % des soldats du rang ont été mis à pied, soit plus de 15 153 personnes ». Un nombre qui s’est accru depuis et qui continuera de croître en raison de nouvelles purges décrétées la semaine dernière concernant 1 112 personnes. La liste pourrait d’ailleurs encore davantage s’allonger à l’approche des élections municipales de mars prochain. Le mouvement semble ne pas avoir de fin. Le putsch manqué de 2016 a par ailleurs été une aubaine pour le président turc qui exploite au maximum ses retombées et en profite pour opérer un véritable remaniement au sein de l’institution militaire.


(Pour mémoire : Erdogan : chronique d’un autocrate annoncé)


Refonte et islamisation
Un décret-loi promulgué seulement deux semaines après la tentative de putsch entame une professionnalisation de l’armée, une refonte du système de recrutement et surtout la « civilisation » de l’institution militaire, c’est-à-dire l’ouverture des forces armées à la présence, voire l’ingérence, de civils. Dans ce contexte, toutes les académies militaires, les lycées militaires et les clubs de formation des sous-officiers ferment leurs portes. Une mesure symbolique très forte, considérée par l’opposition comme une atteinte à l’héritage kémaliste et ottoman de la Turquie. À leur place, une Université de la défense nationale (Milli Savunma Üniversitesi) est créée pour gérer le recrutement et la formation des jeunes officiers. Depuis 2016, elle est dirigée par Erhan Afyoncu, un historien spécialiste de l’Empire ottoman. Parallèlement à ces refontes, la place de l’islam au sein des corps armés gagne en puissance.

L’AKP et le président Erdogan entreprennent des réformes pour « islamiser » l’armée. « Les élèves scolarisés dans les lycées religieux, dits “imam hatip”, peuvent désormais rejoindre l’armée, ce qui leur était interdit il y a encore quelques années », détaille Sümbül Kaya. « Des femmes, voilées mais non disposées au combat, font leur apparition dans l’administration. Des prières collectives sont effectuées par les soldats et les rites funéraires, autrefois animés par une marche ottomane traditionnelle, sont remplacés par le “tekbir” (le cri “Allah ou akbar”) ajoute-t-elle. Tout cela semblait improbable il y a encore quelques années, l’armée incarnant autrefois la laïcité turque.

L’AKP a ainsi, en l’espace de dix-sept ans, profondément changé la structure de l’armée, mettant fin à ses prérogatives, en changeant son idéologie qui l’a caractérisée depuis la fondation de la Turquie moderne, et en renforçant son propre contrôle sur elle.



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L’AKP (Parti de la justice et du développement) est en train de réussir sa mission. Après dix-sept années durant lesquelles le parti de Recep Tayyip Erdogan a alterné réformes et purges dans les rangs de l’armée turque (Türk Silahlı Kuvvetleri ou TSK), celle-ci est désormais réduite à son rôle « civil » de défense nationale, au même titre que n’importe quelle...

commentaires (3)

IL A PLONGE LA TURQUIE DANS L,OBSCURANTISME DONT SOUFFRENT TOUS LES ETATS ISLAMIQUES ! IL LES MENE LE MINI SULTAN VERS LE MOYEN AGE...

LA LIBRE EXPRESSION

20 h 29, le 18 février 2019

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Commentaires (3)

  • IL A PLONGE LA TURQUIE DANS L,OBSCURANTISME DONT SOUFFRENT TOUS LES ETATS ISLAMIQUES ! IL LES MENE LE MINI SULTAN VERS LE MOYEN AGE...

    LA LIBRE EXPRESSION

    20 h 29, le 18 février 2019

  • Erdogan a surtout trahi son peuple, l'armée, l'OTAN, l'Europe, il s'est présenté comme un "islamiste modéré" et une fois bien en place il a entrepris l'islamisation de la société à outrance. Il faut reconnaître que le peuple était prédisposé à ce changement Le fanatisme étant un des caractéristique du peuple turc..

    Sarkis Serge Tateossian

    15 h 46, le 18 février 2019

  • C'est un vrai retour en arrière , incroyable après plus de 90 ans de laicisme et de volonté de modernisme . Allez m'expliquer cela !

    Chucri Abboud

    10 h 28, le 18 février 2019

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