Brune et sculpturale, Yousra Mohsen a vingt ans et habite à Paris depuis trois ans. Elle évoque d’une voix juvénile et enjouée le rêve qui a accompagné son enfance : devenir danseuse professionnelle. « Parallèlement à ma scolarité au Lycée français, je suivais une formation intensive en danse classique, contemporaine, jazz et folklorique à l’école de danse Caracalla, fondée par Alissar Caracalla. Dans ce cadre, j’ai eu beaucoup d’opportunités de participer à des spectacles au Liban et à l’international (en Chine, à Milan, à Bahreïn...). À l’école et dans mon environnement familial, on a essayé de m’orienter vers des métiers classiques, comme architecte ou dentiste, mais je voulais faire une carrière de danseuse. »
En août 2016, la jeune bachelière intègre l’Académie internationale de la danse à Paris. « J’ai suivi une formation de deux ans et j’ai pu travailler avec différents chorégraphes, notamment au Casino de Paris. Puis j’ai découvert le monde de la danse Cabaret et talons avec une professeure exceptionnelle, Nadine Cimas. Elle m’a fait grandir en tant que femme et m’a aidée à découvrir ma personnalité. J’ai fait le tour des cabarets, je suis allée au Moulin Rouge et au Lido, mais c’est au Crazy Horse que j’ai le plus apprécié la scénographie. J’ai passé une audition et depuis juin 2018, je suis sur les planches de ce lieu emblématique des nuits parisiennes ! »
Tabous et liberté
La jeune danseuse reconnaît s’être heurtée à une certaine incompréhension dans son entourage, et même à une hostilité féroce sur les réseaux sociaux. « Au Liban, le mot cabaret est tabou et est très mal connoté ; il n’est pas considéré comme un espace de spectacle uniquement. Cela m’a mise dans une situation compliquée : je reçois de nombreux messages d’insultes d’une violence inouïe, mais heureusement que je peux compter sur le soutien de ma famille. Certains de mes proches étaient dubitatifs, mais après avoir vu Totally Crazy, ils ont changé leur perception et ont apprécié la dimension artistique de nos chorégraphies et tout le travail qu’elles représentent. »
Pour la jeune fille, la question de pudeur n’est pas en jeu. « Nous ne sommes pas nues sur scène, nous sommes habillées par des lumières, des jeux de rideau, des costumes, de la musique... Nous ne sommes pas juste posées sur scène comme des pions, et le rapport avec le public est fantastique. Nous sommes proches des gens, ce qui est rare dans les salles de spectacle, et on les voit réagir. Il y a autant d’hommes que de femmes, ces dernières étant nombreuses à apprécier nos mises en scène qui les mettent en valeur. »
Pour la suite, Yousra Mohsen a de multiples projets, mais elle ne sait pas vraiment combien de temps elle va rester au Crazy Horse. « J’ai envie de poursuivre ma formation et j’aimerais bien retravailler avec le chorégraphe Kamel Ouali, que j’apprécie beaucoup. Je voudrais aussi continuer à donner des cours de danse talons à Verdun, au Zirka Dance Theater. J’ai commencé en 2018 et je ne m’attendais pas à ce qu’autant de jeunes filles soient intéressées. Il y a une vraie libération de la jeunesse au Liban, la pression sociale ne semble pas les atteindre. Le seul conseil que je peux leur donner, c’est qu’il faut travailler; j’ai beaucoup donné à la danse et elle me le rend, peu importe ce que l’on dit sur moi. »
Sorcière aux ongles de fer
L’une des salles les plus prisées du monde de la nuit à Paris surprend par son ambiance intimiste. Des fauteuils en demi-lune recouverts de velours rouge accueillent le public, ainsi qu’une coupe de champagne, dans une lumière tamisée. Dès les premiers numéros, mis en scène par Stéphanie Jarny (The Voice, Saturday Night Fever), on retrouve la signature artistique propre au lieu depuis 1951 : des danseuses aux corps parfaits et cambrés, principalement vêtues de lumières et de projections. Chaque numéro est conçu comme un tableau impertinent, moderne et haut de gamme.
Au programme, les classiques intemporels du Crazy Horse comme U Turn Me on, My Heart Belongs to Daddy, ou God Save Our Bare Skin. En contrepoint, de majestueux tableaux signés Chantal Thomas (Reine des cœurs), Christian Louboutin (Voodoo), Philippe Decouflé (Rougir de désir) ou encore Ali Mahdavi et Dita von Teese (Undress to Kill).
Laïla Liberty (alias Yousra Mohsen) participe à différentes chorégraphies, dont l’ouverture des petits soldats et la Reine des cœurs, mais c’est Vestal’s Desire qu’elle préfère. « Nos ongles et nos perruques sont en fer, dans une lumière verte. Je sens que j’ensorcelle le public avec mes ongles. La scène et la salle sont plongées dans le noir. Ce que j’aime dans ce numéro, c’est que les gens ne comprennent pas de quoi il s’agit. »
Le public – des touristes, des cadres supérieurs invités par leur entreprise, des couples ou des groupes de copines – réagit de manière très variée face à cet univers de création, de sophistication et d’érotisme. Très peu de rires grivois, mais plutôt l’étonnement devant la qualité scénographique des tableaux, où l’on retrouve des tubes de crooners, de comédies musicales, de musiques de film et des clins d’œil à Lolita, Marylin Monroe, Liza Minelli...
Si Yousra Mohsen confie apprécier la volonté du Crazy Horse de « mettre en valeur la diversité des danseuses et la personnalité de chacune », ce n’est pas tout à fait le ressenti du spectateur. Les jeunes filles correspondent à des critères physiques précis (taille entre 1,68 et 1,73, longueur des jambes requise par rapport au buste 2/3-1/3) et la valse des perruques multicolores d’un numéro à l’autre les rend interchangeables. D’où un sentiment que les tableaux, aussi esthétisés soient-ils, ne sont pas toujours incarnés. La performance féminine, extrêmement encadrée, peut sembler désuète et donner une impression d’enfermement, même sous les paillettes et les lumières, qui subliment la peau par de savants effets de dentelle ou de soie.
Mais cela reste le Crazy Horse...
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commentaires (10)
Courageuse
Eleni Caridopoulou
17 h 26, le 11 février 2019