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Idées - Commentaire

Téhéran a-t-il les moyens de son ambition régionale ?

Un homme brandit un étendard composé des drapeaux de l’Iran, de la Palestine, de la Syrie et du Hezbollah lors d’une cérémonie marquant le 37e anniversaire de la révolution islamique à Téhéran le 11 février 2016. Raheb Homavandi/Reuters.

Dans le contexte du retrait américain de l’accord sur le nucléaire, parmi les critiques les plus fondamentales émises par l’administration Trump – mais aussi par les États européens – à l’encontre de la République islamique figure la politique régionale expansionniste que Téhéran mènerait essentiellement au Levant et dans la péninsule Arabique. Quelles sont les origines de cette politique et les moyens mis en œuvre par Téhéran. Quelles en sont aussi les limites ?

« La poursuite de la révolution dans le pays et à l’étranger » est clairement annoncée dans le préambule de la Constitution de la République islamique, même si – comme le souligne son article 154 – le régime iranien « tout en s’abstenant absolument de la moindre intervention dans les affaires intérieures des autres nations, soutient la lutte des opprimés pour la conquête de leurs droits contre les oppresseurs dans tous les points du globe ». La révolution islamique se rattache ainsi à la tradition des révolutions à vocation universelle et il est évident que des considérations idéologiques sous-tendent la politique internationale et surtout régionale du régime iranien.

Mais les réalisations de cette politique, vu l’évolution des rapports de force au Moyen-Orient, n’ont pas uniquement été le fruit de la seule volonté de Téhéran. En fait, il a souvent – de manière très pragmatique – profité des occasions qui se sont offertes. Il ne les a pas créées. Ainsi, les interventions américaines en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003, en éliminant les talibans et le régime de Saddam Hussein, ennemis jurés de la République islamique, ont non seulement mis un terme aux pressions que ces deux pouvoirs hostiles pouvaient exercer sur elle, mais lui ont aussi ouvert de nouvelles possibilités d’influence dans ces deux pays voisins. Les divisions au sein du monde arabe et les conséquences des printemps arabes qui ont élargi et approfondi, à partir de 2011, les lignes de fracture qui le traversent, ont par ailleurs permis à Téhéran de conforter ses positions à la fois au Levant et dans la péninsule Arabique. La guerre civile en Syrie, déclenchée en 2011, et la prise de la ville de Mossoul en Irak par l’État islamique en 2014 ont contribué à la consolidation de la présence militaire iranienne dans les deux pays. Les troubles au Bahreïn et surtout la guerre civile au Yémen lui ont offert l’occasion d’accroître son influence indirecte dans le voisinage saoudien.


(Lire aussi : Les acteurs de la démocratisation, grands perdants de l’évolution des mouvements sociaux en Iran)


Faiblesses économiques, géopolitiques et militaires
La République islamique est sans doute l’État du Moyen-Orient qui, à l’extérieur de ses frontières, dispose de la plus importante clientèle militante – incluant les populations de confession chiite et les réseaux cléricaux chiites, mais pas uniquement – pour réaliser ses objectifs stratégiques. Le discours révolutionnaire ainsi que la propagande antiaméricaine et anti-israélienne du régime iranien ont pu également rencontrer un écho favorable dans les populations arabes d’autres confessions. Quelle que soit leur appartenance religieuse, des Arabes – à titre individuel ou au sein de milices – peuvent agir en tant que relais ou mandataires locaux de Téhéran et contribuer à consolider son rôle régional, tout en lui assurant un avantage face à ses rivaux. C’est le cas de dizaines de milices chiites en Irak, du Jihad islamique palestinien ou du Hamas.

Enfin, il y a le cas particulier du Liban où la République islamique, plus rapidement que partout ailleurs, a commencé à exercer une influence prépondérante qui s’explique par les liens particuliers existant, avant même la révolution, entre les mouvements chiites libanais et le clergé iranien proche de Khomeyni. Téhéran a vite compris l’intérêt d’une présence au Liban par l’intermédiaire du Hezbollah, tout d’abord dans le contexte de la guerre contre l’Irak, et, par la suite, pour toute sa politique régionale. Cette présence a été facilitée par la faiblesse du Liban qui n’est jamais parvenu à se doter d’un État fort capable de résister aux pressions extérieures.

La première limite que rencontre la politique régionale de l’Iran est économique. Le poids économique de l’Iran n’a cessé de diminuer depuis 30 ans : en 1989, il était équivalent à celui de la Turquie. En 2017, calculé en parité de pouvoir d’achat, il n’atteignait que 75 % de celui de son voisin turc, qui n’est pourtant pas doté d’hydrocarbures ! Depuis l’annonce du retrait américain de l’accord en mai 2018, l’économie iranienne traverse d’importantes turbulences. Il est plus que probable qu’avec les nouvelles sanctions de Washington sur les secteurs pétrolier et financier, qui sont entrées en vigueur en novembre dernier, les capacités économiques du pays vont se restreindre. Pour conduire sa politique régionale, la République ne dispose donc pas de moyens financiers comparables à ceux de son rival régional, l’Arabie saoudite, ni même de ceux des Émirats arabes unis. En fait, l’Iran est contraint de faire d’importants prélèvements sur ses réserves – ce qui a pour conséquence de créer de graves difficultés internes.

La deuxième limite concerne les faiblesses militaires de Téhéran. Certes, en nombre d’hommes, il possède la force militaire la plus importante de la région (523 000 hommes, dont 350 000 dans l’armée et 125 000 gardiens de la révolution). Mais son budget de la Défense est de l’ordre de 16 milliards de dollars en 2017 contre 76,7 milliards pour l’Arabie saoudite et 18,5 milliards pour Israël (chiffres tirés de IISS, Military Balance 2018, London). Son matériel est généralement ancien et ses forces aériennes ne disposent que d’une trentaine d’avions en état de marche. Sa capacité offensive est formée uniquement par son arsenal balistique, avec des missiles de courte (moins de 500 km, une centaine de lanceurs) et de moyenne portée (1 800 à 2 000 km, moins de 50 lanceurs et un nombre inconnu de missiles associés). L’Iran ne dispose de rien de comparable aux équipements ultramodernes de ses adversaires régionaux livrés par les États-Unis et les pays occidentaux. Dans cette situation, son choix ne peut se porter que sur une stratégie indirecte, asymétrique, évitant l’opposition frontale avec ses adversaires – ce qui ne l’empêche pas, cependant, de transférer des équipements utiles à ses relais (comme des missiles au Hezbollah, afin d’accroître ses capacités de dissuasion indirecte).

La troisième limite est d’ordre géopolitique. Téhéran, contrairement à ses adversaires régionaux, n’a pas de véritables alliés étrangers qui puissent lui offrir aide militaire et assistance politique. La Chine est un partenaire commercial de premier plan, elle peut certes lui fournir un soutien diplomatique dans les instances internationales et elle lui a vendu certains types d’armements. Mais Pékin ne souhaite pas mettre en danger ses relations avec Washington ni avec ses autres partenaires moyen-orientaux. Il est, par ailleurs, indéniable que la République islamique s’est très fortement rapprochée de la Russie, surtout depuis 2015, en raison de leur implication commune en Syrie. Mais il s’agit d’une alliance de circonstance, fragile surtout du fait que précisément en Syrie, et plus généralement au Moyen-Orient, les objectifs des deux pays ne coïncident pas toujours. Plus généralement, il y a une méfiance des Iraniens à l’égard de la Russie qui, durant le XIXe siècle, s’est emparée d’une part importante du territoire de l’Iran. La seule tentative de Téhéran de créer autour de lui une coalition régionale concerne l’axe de la résistance, qui réunit théoriquement les chiites d’Irak et du Liban, ainsi que la Syrie et le Hamas, qui luttent contre Israël. Mais cette coalition informelle lui coûte plus qu’elle ne lui rapporte.


(Lire aussi : « Si le chah et moi devons mourir, ce sera en Iran »)


Politique impopulaire
La quatrième limite de la politique régionale du régime iranien est son impopularité à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. En effet, durant les troubles de l’année 2018, comme d’ailleurs dans les mouvements de contestation populaire précédents qui ont toujours été une occasion d’exprimer ce qu’en temps normal on tait, des slogans comme « Ni Gaza ni Liban, je sacrifie ma vie pour l’Iran! » « Laisse tomber la Syrie, occupe-toi de nos problèmes ! » ou « mort au Hezbollah ! » ont été scandés par les protestataires. L’aide et le soutien à l’Irak font cependant moins l’objet de critiques : sans doute les Iraniens sont-ils conscients, depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), que leur sécurité dépend plus directement de la situation dans ce pays qu’ailleurs au Moyen-Orient.

En ce qui concerne le Hezbollah, l’opinion publique iranienne le considère comme le grand bénéficiaire des largesses du régime. Elle accuse les gardiens de la révolution de le favoriser dans toutes ses activités sociales au Liban, comme l’aide au logement des victimes des bombardements israéliens ou la construction d’hôpitaux publics souvent mieux dotés que ceux de l’Iran. Quant à Bachar el-Assad, il ne jouit d’aucune sympathie particulière en Iran. Comme l’a résumé le chercheur Yann Richard dans une tribune publiée le 15 janvier 2018 dans Le Monde, l’opinion iranienne « n’accompagne pas les ambitions propalestiniennes, panislamistes ou panchiites de ses dirigeants ». D’où l’obligation pour le pouvoir de recourir à des combattants étrangers afin de former les milices qu’il soutient. En même temps, le régime mène une campagne médiatique afin de présenter les pasdaran comme des combattants héroïques de la cause nationale : ce nationalisme étatique n’a, jusqu’à présent, rencontré que peu d’écho auprès des Iraniens. De fait, pour eux, la politique régionale interventionniste du régime ne constitue pas une cause nationale pour laquelle la population est prête à se mobiliser, comme cela fut le cas lors de la guerre Iran-Irak.



Une pérennité en question
Enfin, la question qui se pose est celle de la pérennité de l’influence iranienne au Proche et Moyen-Orient. Téhéran a-t-il les moyens de poursuivre une politique régionale telle qu’il l’a menée jusqu’à présent ?

L’Iran – en sa qualité de pays important sur les plans démographique, culturel et historique – peut sans doute espérer peser sur son environnement, mais la profonde singularité de son parcours historique ainsi que de son identité culturelle et confessionnelle ne l’aide pas à apprivoiser ses voisins. Il n’est pas sûr, en outre, que les conditions de politique interne et sa situation économique lui permettent de consolider son influence. Sans compter les réactions négatives des autres puissances régionales et internationales face à ses ambitions. Quant à assurer sa primauté dans la zone du golfe Persique, pour que les choses changent, il faut que Téhéran et Riyad trouvent le moyen de mettre un terme à la guerre froide qui les oppose, ce qui à ce jour semble difficilement imaginable.

Au final, comme l’écrivait l’ancien ambassadeur de France en Iran François Nicoullaud dans l’édition 2019 du Ramses publié par l’Institut français des relations internationales, malgré tous ses efforts, l’Iran paraît « aujourd’hui comme naguère incapable d’exercer dans sa région une hégémonie à la fois positive et acceptée : deux conditions indispensables pour être pérenne ».


La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Par Thierry KELLNER
Docteur en relations internationales et enseignant au département de science politique de l’Université libre de Bruxelles.

Par Mohammad-Reza DJALILI
Professeur émérite à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et coprésident de la revue « Relations internationales ». Dernier ouvrage : L’Iran en 100 questions (avec Thierry Kellner, Tallandier, 2018).


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commentaires (5)

IL L,AVAIT. IL NE L,A PLUS. MAIS IL PEUT FAIRE ENCORE BEAUCOUP DE DOMMAGES A TOUTE LA REGION ET SURTOUT A NOTRE TRES PETIT ET PAUVRE PAYS LE LIBAN...

LA LIBRE EXPRESSION

08 h 58, le 27 janvier 2019

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Commentaires (5)

  • IL L,AVAIT. IL NE L,A PLUS. MAIS IL PEUT FAIRE ENCORE BEAUCOUP DE DOMMAGES A TOUTE LA REGION ET SURTOUT A NOTRE TRES PETIT ET PAUVRE PAYS LE LIBAN...

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 58, le 27 janvier 2019

  • L Iran n a que 30 coucous en etat de marche ...l Arabie Saoudite devrait lui declarer la guerre afin d en finir avec ce regime diabolique des Mollahs.....certes ce n est pas un exemple de democratie mais au moins le peuple ne vit pas dans la misere comme en Iran.

    HABIBI FRANCAIS

    07 h 10, le 27 janvier 2019

  • Et quels MOYENS ????? Du lourd, très lourd. Demandez aux usurpateurs, eux ils savent et ils se l'avalent bien chaud. Au point de nous faire des danses d'opérette.

    FRIK-A-FRAK

    19 h 45, le 26 janvier 2019

  • A CAUSE DES DIVERGENCES ET DES RIVALITES INTER ARABES L,IRAN EN A CERTES LES MOYENS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    16 h 44, le 26 janvier 2019

  • ""Téhéran a-t-il les moyens de son ambition régionale ?"" Comme dans l’OLJ du 3 novembre dernier ""Gilles Kepel : L’Iran n’a plus les moyens de sa politique dans la région "" L’Iran et ses moyens ! Tout cela est lu et relu à quelques nuances près. Mais dès qu’on garde une capacité de nuisance à petits frais, puisqu'il s’agit en fin de compte, non pas de mercenaires, ça non, au Yémen ou ailleurs, on finit par faire croire qu’on est indispensable…

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    12 h 34, le 26 janvier 2019

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