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Liban - La Carte du Tendre

Le train peut attendre

Train à Dahr el-Baïdar. Collection Georges Boustany

La montée de Beyrouth, que l’on a quittée à l’aube, jusqu’à Dahr el-Baïdar, à 1 550 mètres d’altitude, a pris des heures. Le tronçon entre Araya-Chouite et Aley a nécessité à lui tout seul près de quatre-vingt-dix minutes de trajet, dont chaque seconde fut rythmée par un épuisant fracas métallurgique.

Et pour cause : la pente ne pouvait être gravie par le train que grâce à la crémaillère, ce rail central denté qui empêche les roues de patiner. On aurait dit un alpiniste en escalade, la locomotive inspirant et soufflant sous la pression intense de ses pistons comme un athlète en plein effort, la crémaillère faisant le tac tac tac du piolet que l’on plante dans un interstice rocheux, et à chaque poussée, on priait secrètement pour que rien ne lâche, tant la pente était raide et l’équipage lourd ; imaginez l’horreur de repartir dans l’autre sens à toute berzingue. C’est à ce moment qu’inconscients du danger, les plus jeunes se sont amusés à descendre et marcher à côté du train qui n’allait pas plus vite que cela. On ne s’en lasserait jamais et on le raconterait à nos petits-enfants au siècle prochain, quand tout ne serait plus qu’un lointain et héroïque souvenir.

Parvenus tout en haut, sur le plateau, la pente s’est adoucie, c’est presque horizontal, la machine s’est détendue puis a accéléré, si tant est que l’on puisse qualifier d’accélération ce rythme sénatorial ; voilà que s’ouvre un cirque de montagnes pelées, rabotées par les millénaires. C’est le col. Bientôt, le train va amorcer sa descente vers la Békaa. Cela fait montagnes russes ; on appréhende déjà la descente.

Mais en attendant, nous sommes au paradis. Ces nuages échoués, c’est la neige qui scintille sous le ciel d’azur comme des diamants jetés sur du coton ; l’éternelle attirance de ce laban immaculé, généreusement répandu dans cette aridité, ce lait caillé qui a donné son nom à notre pays, est pour les citadins un chant des sirènes irrésistible.

En vue de la gare de Dahr el-Baïdar, au milieu de nulle part, les passagers se mutinent, interpellent le cheminot : « Attendez-nous, nous voulons voir la neige. » Et, chose impensable partout, absolument partout dans le monde où les trains sont d’une impitoyable, voire d’une suisse exactitude, le gars consent à l’entorse, met les freins. Après le grincement, la torpeur s’installe. Malgré l’engourdissement, on se précipite pour boire à pleines gorgées l’assourdissant silence qui filtre à travers les acouphènes ; on s’étire, inspirant l’air frais et pur à s’en brûler les poumons.

Ainsi commence l’histoire que raconte ce négatif hérité d’une famille arménienne, tiré d’un rouleau de 24 poses 6 x 6 cm datant de la fin des années 1950 et développé par le célèbre studio Sarrafian. Ce film narre avec une touchante simplicité, étape par étape, une excursion en train totalement impensable de nos jours.

Dans ce paysage nu et majestueux, essentiellement rocheux et désertique, recouvert de bancs de neige disparates, une fillette prend une pose inconfortable, elle réalise visiblement un rêve, celui de fouler l’immaculée blancheur du pied, mais elle est en même temps éblouie par la réverbération ; nous n’allons pas aux sports d’hiver et ça ne valait pas la peine d’acheter de coûteuses lunettes de soleil pour cette sortie. Non, décidément, elle n’est pas équipée pour la neige : de petites chaussures de ville dans lesquelles elle se gèle les petons, un pantalon de maille légère qui ressemble à nos trainings d’aujourd’hui, c’est-à-dire à rien, et un minuscule manteau d’écolier ; heureusement que le soleil du Liban réchauffe l’atmosphère.

Le train par lequel elle est arrivée se trouve en contrebas. On en aperçoit six wagons dont cinq réservés au transport des passagers : il y a tout compte fait pas mal de trafic sur cette ligne qui va de Beyrouth à Rayak avant de se perdre en Orient, et l’on peut mesurer l’enthousiasme de notre héroïne au fait qu’elle a déjà gravi la colline et atteint la neige en compagnie de son photographe quand le reste du troupeau vient à peine de mettre pied à terre.

On peut aisément comprendre que le principal intérêt de ce train vétuste, même dans les années 1950, réside précisément dans sa lenteur et sa convivialité, qui permettent d’apprécier chaque seconde du voyage : par exemple, au niveau des étroits tunnels traversés quelques minutes auparavant, le conducteur a fait retentir son sifflet, non seulement pour prévenir d’éventuels imprudents que le train arrivait, mais aussi pour que les passagers remontent promptement leurs fenêtres à l’aide de la lanière de cuir, afin d’éviter de recevoir les fumées en plein visage. Et maintenant, il attend patiemment de repartir ; personne n’est pressé, c’est dimanche et de toute manière, c’est une des étapes de l’excursion : la scène est à ce point habituelle que c’est manifestement par hasard que le train figure sur cette photo.

Par la suite, on s’arrêtera à Chtaura, Taanayel ou Jdita pour un pique-nique dans la nature, laissant le convoi continuer jusqu’à Damas. On attendra plusieurs heures avant d’attraper un train de retour jusqu’à Beyrouth, que l’on atteindra finalement à la nuit tombée, les joues rosies d’air pur et les yeux imprégnés de l’indigo dont se parent nos montagnes au soleil déclinant.

La montée de Beyrouth, que l’on a quittée à l’aube, jusqu’à Dahr el-Baïdar, à 1 550 mètres d’altitude, a pris des heures. Le tronçon entre Araya-Chouite et Aley a nécessité à lui tout seul près de quatre-vingt-dix minutes de trajet, dont chaque seconde fut rythmée par un épuisant fracas métallurgique.Et pour cause : la pente ne pouvait être gravie par le train...

commentaires (1)

Un joli texte, j'ai pu voir la gare de Rayak (au Bekaa) de l'exterieur , et la gare de Tripoli qui est proche de la tour des Lions ... Mais il semble donc que le train prennait une route par Dahr el-Baïdar (je suppose traversant les montagnes a la hauteur de Aley Baabda et surtout de Bhamdoun qui avait donc une gare de train fameuse ... ) Je n'ai pas vu Bhamdoun mais ca doit etre belle region, pourtant montagneuse (comme on explique dans cet article un trajet spectaculaire en train). Les ingenieurs auraient pu choisir un trajet plus simple en passant (en faisant un detour) par le sud vers le sud du Liban, en suivant le trajet de Saida-Tyr et puis un trajet de train vers la Bekaa par le sud (en evitant donc les montagnes). C'est plus longue en kilometres mais ca doit etre plus rapide en train, et en plus ca aurait donne une bonne connection au Liban sud.

Stes David

09 h 04, le 22 janvier 2019

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Commentaires (1)

  • Un joli texte, j'ai pu voir la gare de Rayak (au Bekaa) de l'exterieur , et la gare de Tripoli qui est proche de la tour des Lions ... Mais il semble donc que le train prennait une route par Dahr el-Baïdar (je suppose traversant les montagnes a la hauteur de Aley Baabda et surtout de Bhamdoun qui avait donc une gare de train fameuse ... ) Je n'ai pas vu Bhamdoun mais ca doit etre belle region, pourtant montagneuse (comme on explique dans cet article un trajet spectaculaire en train). Les ingenieurs auraient pu choisir un trajet plus simple en passant (en faisant un detour) par le sud vers le sud du Liban, en suivant le trajet de Saida-Tyr et puis un trajet de train vers la Bekaa par le sud (en evitant donc les montagnes). C'est plus longue en kilometres mais ca doit etre plus rapide en train, et en plus ca aurait donne une bonne connection au Liban sud.

    Stes David

    09 h 04, le 22 janvier 2019

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