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Liban - Hommage

Sélim Abou, un homme de conviction et de courage

Un intellectuel engagé. Photo Michel Sayegh

L’homme qui vient de nous quitter n’était pas un homme ordinaire. Des multiples manières de rendre hommage à sa mémoire et de saluer ce que fut le père Sélim Abou, il en est une qui s’impose à l’évidence. Il fut un grand Libanais, et ce qu’il fit ne se comprend que dans l’idée qu’il se faisait du Liban. Le reconnaître ne veut pas dire ignorer les multiples apports qu’il eut comme religieux, comme enseignant et chercheur, comme philosophe et anthropologue, puis comme doyen et recteur. Ces diverses facettes se confondaient avec l’homme de conviction, conscient qu’aucun rayonnement n’était possible sans enracinement. Sa foi dans un Liban de coexistence, de pluralisme et d’interaction était à la base de son engagement. Des nombreux sujets affectionnés de ses recherches et publications revenait comme une constante récurrente la réflexion sur l’identité, le multilinguisme, la classification des systèmes de pluralisme, les droits de l’homme. En somme, Sélim Abou s’était attaché à tous les thèmes qui, peu ou prou, touchaient aux composantes existentielles du Liban, même quand ses terrains de recherche le portaient vers « l’autre Amérique », celle des émigrés libanais en Argentine, mais aussi celle des populations guaranies de ce pays.


(Lire aussi : Sélim Abou, une vie fondée sur le don)


Un universitaire et un intellectuel engagé

Sur le plan universitaire, Sélim Abou fut surtout un chercheur exigeant et un intellectuel. Ses préoccupations relevaient de l’ordre de la pensée et du souci de joindre des approches disciplinaires complémentaires. Ainsi, son premier travail universitaire, celui qui présida à ses thèses universitaires, portait sur les langues en usage au Liban et sur le bilinguisme français-arabe. Il mettait en avant des approches sociologiques et les méthodes de la linguistique. Par la même occasion cependant, Sélim Abou, de grande sensibilité littéraire, livrait une synthèse pionnière et érudite de la littérature libanaise de langue française. De la même manière, ses travaux d’anthropologue se référaient aussi bien à la psychanalyse qu’à la littérature ethnologique. Il faut aussi noter que la formation philosophique de Sélim Abou imprègne toute son œuvre. La philosophie ne le quitta jamais. Incomparable connaisseur de l’idéalisme allemand – Kant et Hegel furent ses références majeures –, il forma des générations d’étudiants, dont j’eus la chance de faire partie, à la pensée philosophique moderne. Par-dessus tout, son étude de la philosophie des Lumières lui donna ce souci de l’universel qui court dans toute sa réflexion. Sélim Abou fut un penseur de l’homme, bien que ses observations et analyses l’aient conduit à travailler sur des champs sociétaux divers : Liban, Canada, Argentine. Ceux qui eurent le privilège d’assister à ses leçons au Collège de France à Paris sur les droits de l’homme, dont il tira un ouvrage en 1992 intitulé Cultures et droits de l’homme, se souviennent de la défense raisonnée et passionnante de ces droits attaqués de toutes parts dans un climat de relativisme culturel généralisé. Doyen fondateur de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ, il sut transmettre à cette faculté l’impulsion transdisciplinaire qui animait sa recherche. Pour avoir eu l’honneur, outre celle de son amitié durant plus de cinquante ans, d’être son premier vice-doyen, je me dois de témoigner de sa vision académique et de la qualité de son animation de la vie universitaire.

Sélim Abou fut aussi à sa manière un intellectuel engagé. Certes, le débat médiatique et la polémique ne faisaient pas partie de ses outils d’argumentation. Mais il eut le courage de ses idées. À contre-courant des tendances de l’époque, il défendit le modèle sociétal et politique libanais contre un arabisme idéologique dominant. La fin des années soixante le vit prôner une approche réformiste du système libanais et une solidarité avec la cause palestinienne. Il se heurta alors à un certain Bachir Gemayel dont il sera, ô ironie, après l’entrée des troupes syriennes et les errements de l’OLP, un fervent partisan. Entre-temps, il avait su de manière prémonitoire mettre en garde, notamment ceux parmi les protagonistes du conflit qui furent ses étudiants à quelque camp qu’ils appartiennent, contre une solution de la question libanaise par la violence qui ne pouvait déboucher que sur une guerre intercommunautaire. Il soutint également le mouvement du général Michel Aoun quand ce dernier déclara la « guerre de libération » contre la Syrie.

Le temps du deuil n’est pas celui de la critique. Viendra un jour où historiens des idées et politologues se pencheront sur les prises de position de Sélim Abou et les passeront au crible de leurs investigations. À n’en pas douter, les apports et les limites de sa réflexion seront soulignés. Et ce n’est que justice pour qui fait profession de pensée et d’analyse dans l’espace public de voir ses choix en quelque sorte jugés. Cependant, l’essentiel est ailleurs. La grandeur d’un penseur ne se mesure pas à l’exposition de ses idées, mais à sa capacité à susciter l’esprit critique et à inspirer le sursaut comme la résistance. Or, du cœur de la tourmente, au moment où le destin national paraît se jouer, Sélim Abou a su rappeler avec force une idée du Liban. Critiquable comme critiquée, sa pensée s’est inscrite dans la représentation jamais reniée qu’il se faisait du Liban.


Une idée du Liban

La pensée de Sélim Abou se situe dans le sillage de l’idée du Liban proposée par ses concepteurs, du patriarche Hoayek à Michel Chiha, par ses fondateurs du temps de l’indépendance que furent Béchara el-Khoury ou Riad el-Solh et, plus tard, de ses défenseurs comme le patriarche Sfeir. Tout comme ce dernier, Sélim Abou fut amené à jeter les bases d’une pensée de la résistance pour des temps d’occupation et d’arbitraire. Les deux hommes défendirent également les mêmes principes d’indépendance et de liberté qui sont la raison d’être du Liban. Comme beaucoup d’autres Libanais de toutes confessions, Sélim Abou n’a jamais confondu la recherche du compromis sans lequel aucun Liban n’est concevable avec la débauche de compromissions à laquelle s’est livré le Liban « restauré » de l’après-Taëf. Avec un courage indéniable, en pleine conscience des risques qu’il encourait, il sut dire, à travers des prises de parole mémorables tout au long de son mandat de recteur lors de la Saint-Joseph, leur fait aux tenants de Damas et de l’ordre syrien au Liban. Courage extrême, quand on se souvient de la manière dont la Syrie usait pour procéder au choix de présidents libanais de la République qu’elle pouvait aussi faire assassiner, à la nomination de présidents du Conseil qu’elle pouvait éliminer, ou de ministres et de députés qu’elle pouvait écarter, ou encore pour pourchasser des opposants qu’elle pouvait par moments liquider.

Sélim Abou se savait menacé. Il savait le despotisme ambiant et connaissait les méthodes de la terreur et de la tyrannie. Mais sa résistance était sans calcul. Elle ne devait rien à quelque dessein politique que ce fût. Elle venait du rôle qu’il se faisait des intellectuels et de leur fonction, et, au-delà, de la mission d’une université tournée avec toutes ses composantes vers la formation de futurs responsables, de cadres et de chercheurs, tous citoyens d’un pays digne et libre. À cet égard, ses postures furent un exemple, ses paroles un chemin et son courage une leçon. C’est pourquoi son nom restera associé à l’humilité et à la grandeur du témoignage intellectuel, et sa mémoire sera honorée comme celle d’un défenseur de la Cité.

La fidélité de Sélim Abou à ses idées n’aura eu d’égale que la profondeur de sa foi.


*Professeur de relations internationales à l’Essec (France)

Ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ

Ancien recteur de l’Institut catholique de Paris


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