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Lifestyle - Photo-roman

« Et puis je tombe sur d’autres blogueuses, comme moi, que je ne peux pas voir en peinture... »

Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Photo G.K.

Vous allez être étonnés de recevoir cette lettre. À part les légendes de mes photos Instagram ou celles de mes InstaStories (qui se limitent généralement à Bad hair day, Finally revealing my collaboration with... Blonde pour un jour, Sick in bed, ou En route vers Dubaï pour un grand événement, stay tuned, et que revoit puis corrige mon aréopage de community managers, je n’avais plus écrit depuis mon diplôme de sociologie portant sur l’état des maisons de retraite. Les mêmes personnes âgées auxquelles je rends visite aux fêtes, en prenant bien soin de l’étaler sur tous mes réseaux sociaux, histoire de me faire bonne conscience, et surtout de marquer d’une pierre blanche mon statut de responsible influencer. Et, d’une pierre deux coups, contribuer à accroître ma base de followers.


Ma fleur d’or d’Himalaya
Je vous écris depuis mon lit que je ne vous présente plus. Comme ma salle de bains, ma salle de sport, mon coach, ma cuisine et mon dressing, vous devez désormais le connaître sous toutes ses coutures. C’est un théâtre de poche aux tentures blanches, ornées de mes initiales et celles de ma douce moitié, éternellement amidonnées et repassées, où je me plais à détailler les mille nuances de mon quotidien qui ne vous réserve plus aucun mystère. Les grasses matinées du dimanche en compagnie de mon mari et ma fille, une mini-me, comme je vous l’ai déjà assez signalé, tout lustrés et habillés à l’identique dans des pyjamas sans pli aucun, face à un plateau petit déjeuner digne d’un palace, sur lequel s’alignent toutes sortes de fruits exotiques, de viennoiseries et d’avocat sur toast sans gluten, pour mon allure de liane que l’application FaceTune m’aide parfois à rectifier. Les après-midi où je mets en scène une bataille de coussins, totalement spontanée et improvisée, avec mes jumeaux, que je n’hésite d’ailleurs pas à placer entre deux produits que je suis payée pour louer... Que voulez-vous ? Depuis que j’ai décidé, d’un commun accord avec mon époux, et avec leur consentement, du haut de leurs trois années, bien sûr, d’exposer mes petits au regard indiscret de mes centaines de milliers de suiveurs, mes likes et ma notoriété sont montés en flèche, chiffres à l’appui.

Il y a aussi les soirs de pluie dont je profite, exténuée, pour ressasser l’exploit herculéen que cela représente de conjuguer mon rôle de mère et celui d’influenceuse ; ou sinon prôner, d’une voix désincarnée, les bienfaits d’une crème antirides à la fleur d’or d’Himalaya qui éclôt à 3 000 mètres d’altitude, au moment de la pleine lune. Pour tout vous dire, je n’y crois pas une seconde, mais vous mordez à l’hameçon immanquablement. Vous, millions de vous, qu’un battement de mes cils à jamais écarquillés de rimmel suffit à faire galoper pour vous procurer les foultitudes de must have que je préconise. Vous qui vous insurgez parfois contre ma vie supposément plus parfaite que la vôtre, mon maintien impeccable à des horaires indus, même si j’ai beau vous expliquer que je souffre d’un jet lag atroce, d’une insomnie tenace ou d’un bullying affligeant. Que je suis humaine, comme vous, prenez pitié de moi. La faute, sans doute, à mon indémontable brushing, mon inaltérable maquillage, ma collection de bijoux sponsorisés, alignés à ma Rolex, qui ne me quittent pas, en dépit de ma grippe ou de mon indigestion.


Chroniquer le monde
Dans cet effort, justement, pour prouver que ma vie ressemble à celle de tout un chacun, à la vôtre, il m’arrive d’accomplir les tâches les plus banales, d’aller au supermarché sans maquillage, ou chez le coiffeur, en vous demandant si je devrais, ou pas, me couper la frange ; au cinéma, au restaurant, où mon pauvre mari, ou sinon la nounou ou les enfants, s’échinent à décrocher la meilleure photo de moi in situ. Je me rends aussi à des meet and greet, lancements auxquels mon agent me somme d’assister. « C’est bien pour ton image », me répète cet agent qui a d’ailleurs réussi à me lancer dans la musique, fruit d’une énième collaboration, cette fois avec un groupe local qui avait du mal à décoller.

Lors de ces events avec lesquels je vous aurai bassiné les oreilles toute la semaine précédente, je tombe sur d’autres blogueuses, comme moi, que je ne peux pas voir en peinture, mais avec qui je m’évertue à poser, mine de rien, sac griffé jeté au poignet, afin de s’échanger quelques milliers de followers. Elle me file un peu du marché dubaïote où elle cartonne, je lui ouvre le marché libanais qui me réussit bien. Nos brèves conversations tournent immanquablement autour des enfants, de la grossesse, des collaborations, des collections capsule, des pop-up, des campagnes de women empowerment auxquelles je ne comprends rien, et la dureté de ce métier, toutefois sans trop s’appesantir. Car chacune de nous sait, au fond d’elle-même, que la compétition est rude. Que l’on se bat toutes pour la même part de ce gâteau virtuel.

Je les retrouverai dans les classes affaires des avions qui nous conduisent vers les fashion weeks où les marques de luxe déroulent des tapis rouges à nos pieds. Je les recroiserai dans les rues de Paris, accompagnées de nos photographes personnels qui se chargent, à la place des avérés photographes de street style, d’immortaliser nos déambulations en robe de bal sur l’avenue Montaigne. Ou en street wear dans le Marais – il paraît que c’est plus branché. Je les reverrai aux premiers rangs des défilés où je suis convaincue d’influencer les styles, de lancer des tendances et m’imagine prêtresse du bon goût, comme Instagram l’aura décidé. Ensemble, nous chroniquons la mode à coups de « j’aime » (quand je suis rémunérée pour) ou « j’aime moins ». C’est d’ailleurs ainsi que nous chroniquons le monde, depuis ce lit où je vous écris. Quant aux véritables journalistes, ils peuvent désormais aller se rhabiller…


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