C’est sous la bénédiction et le regard bienveillant du patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, que les deux grands leaders maronites du Nord, Samir Geagea et Sleiman Frangié, ont mis de côté hier une querelle vieille de 40 ans. Le chef des Forces libanaises et le chef des Marada ont tiré un trait sur le passé et officialisé leur réconciliation « historique » par une poignée de main sous l’objectif des caméras à Bkerké. Une poignée de main qui met fin à une inimitié née le 13 juin 1978, lorsque le père de M. Frangié, sa mère, sa sœur et une vingtaine d’autres personnes ont péri dans une attaque orchestrée par la milice kataëb à Ehden, au début de la guerre civile.
Toute la presse du pays attendait MM. Geagea et Frangié hier après-midi à Bkerké, sous un ciel gris et pluvieux, ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention du patriarche qui y a vu un signe du ciel. « Puisque cette réconciliation a lieu en un jour pluvieux, cette rencontre est donc source de bien pour le Liban », a-t-il dit.
Samir Geagea est arrivé en premier avec sa femme, la députée de Bécharré Sethrida Geagea, suivi une dizaine de minutes plus tard de Sleiman Frangié qui était accompagné de son fils, le député Tony Frangié. Visiblement ému, M. Frangié a d’abord salué le patriarche avant de serrer la main à Samir Geagea. A aussitôt suivi un échange de salutations entre les deux groupes. Samir Geagea affichait pour sa part beaucoup de flegme. La délégation FL qui accompagnait M. Geagea était composée des députés Antoine Habchi, Chawki Daccache et Joseph Ishak, des ex-députés Fady Karam et Antoine Zahra, ainsi que du directeur du bureau des FL au Liban-Nord Tony Chidiac. M. Frangié était pour sa part accompagné des députés Farid Haykal el-Khazen et Fayez Ghosn, du ministre sortant Youssef Fenianos et des anciens ministres Youssef Saadé et Rony Araïji.
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« Binôme islamo-chrétien »
Prenant la parole au cours de l’événement, Mgr Raï a d’emblée placé la réconciliation des FL et des Marada dans une perspective sacrée, en citant le psaume 133 : « Qu’il est bon et qu’il est agréable pour des frères de se trouver ensemble ! » « Nous sommes fils d’un même père et donc nous sommes frères », a-t-il dit, ajoutant que « Dieu veut que nous nous rencontrions et que nous tournions la page pour vivre heureux et dans la paix, pour que l’amitié nous unisse ». « Nous nous réunissons aujourd’hui pour poursuivre le chemin de l’unité interne », a affirmé Mgr Raï.
« À Bkerké, nous sommes avec les institutions étatiques, contre les binômes et les trinômes. Si nous devons parler de bipartisme au Liban, il n’y en a qu’un seul : deux ailes égales et complémentaires, les musulmans et les chrétiens », a encore souligné Mgr Raï, avant d’ajouter : « C’est cela le secret du Liban dans sa diversité, son rôle et son message dans la région. » Le patriarche a en outre rappelé que la réconciliation avait déjà commencé en mai 2011, et avait englobé à l’époque le président de la République Michel Aoun, alors qu’il était encore chef du CPL, ainsi que l’ancien président de la République Amine Gemayel. « Lorsque nous nous sommes rencontrés ici en 2011, le but était de baliser la voie de l’unité nationale. Nous ne pouvions penser à une unité nationale complète qu’à travers le rapprochement des pôles chrétiens et notamment des maronites », a dit le prélat.
Une réunion à huis clos d’une heure environ a ensuite été tenue par Mgr Raï et MM. Geagea et Frangié, à l’issue de laquelle les deux parties ont publié un communiqué détaillant les principaux points d’accord (lire par ailleurs). Dans ce texte, ils ont principalement insisté sur la nécessité pour chacune des parties de respecter l’autre sans chercher à l’éliminer, malgré les différences d’orientation politique.
Cette réconciliation intervient deux jours après que la loi sur les victimes de disparition forcée lors de la guerre civile a été adoptée par le Parlement, couronnant ainsi le travail entrepris dernièrement par les politiques au niveau de la mémoire de la guerre. Sleiman Frangié avait par ailleurs rencontré, il y a deux semaines, les proches des victimes de la tuerie d’Ehden, auxquels il avait indiqué que « l’ouverture n’est pas un signe de faiblesse, mais plutôt de force ».
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« Dernière plaie chrétienne »
Questionnés par la presse sur la teneur de leur rencontre, les deux leaders chrétiens ont tour à tour affirmé qu’elle était « chargée d’émotions », tout en se refusant à aborder pour l’instant les aspects purement politiques de leur possible collaboration. Questionné par les journalistes sur l’étape à venir, M. Geagea a déclaré : « Vous pourriez me voir à Ehden ou Zghorta et vous verrez certains à Meerab, tout est possible. » Sleiman Frangié a pour sa part assuré que cette réconciliation « ne se faisait aux dépens de personne ». Plus tard dans la soirée, M. Geagea a tenu à rendre hommage dans un tweet aux « soldats inconnus Tony Chidiac et Youssef Saadé pour les efforts prodigués durant les années et les mois précédant la réconciliation ».
À son arrivée à Bkerké, Sethrida Geagea a tenu à rendre hommage aux martyrs des deux partis ainsi qu’à leurs familles. « C’est un geste de maturité et de grandeur d’âme que de savoir tourner la page », a-t-elle ajouté, tout en assurant que le timing de la réconciliation n’a aucune signification politique et « n’est dirigé contre personne ». L’épouse de Sleiman Frangié, Rima Frangié, a pour sa part écrit sur Twitter que les « blessures profondes requièrent une foi et un amour profonds ».
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commentaires (10)
"À son arrivée à Bkerké, Sethrida Geagea a tenu à rendre hommage aux martyrs des deux partis ainsi qu’à leurs familles." Heureusement que tout le monde semble avoir oublié la bourde de Mmme Geagea en Australie... "Allah ydim el wefq", comme on dit chez nous!
Georges MELKI
16 h 01, le 15 novembre 2018