« À la mémoire de mes quatre grands-parents morts de famine, au Liban et en Syrie, en 1916 et 1917. » Pouvez-vous nous expliquer la dédicace du catalogue des œuvres de votre donation ?
Dans la famille, nous savions que nos parents étaient orphelins, sans plus de détails. L’été dernier, en faisant des recherches en histoire de l’art au Proche-Orient, j’ai été frappé par le commerce florissant du marché de l’art qui caractérisait les cités méditerranéennes, avant une rupture très nette avec le blocage de la région par les Ottomans et les marines française et britannique, qui ont empêché l’approvisionnement en nourriture de la Syrie et du Liban entre 1916 et 1917. La famine a décimé des villages entiers. Les historiens évoquent la disparition du tiers ou du quart de la population du Mont-Liban. Ce fut un choc pour moi, et j’ai dédié ce catalogue à leur mémoire.
Après mes études de linguistique, je suis allé faire mon doctorat en France et suis revenu au Liban pour enseigner à l’université. Neuf mois plus tard, la guerre a éclaté et, en décembre 1975, j’ai été enlevé. Ce fut une expérience très douloureuse : voir la mort de près vous marque à vie. Pour moi, les communautés libanaises ne sont pas propres, elles se sont toutes vendues aux puissances régionales ou internationales à un moment donné pour s’entretuer entre Libanais. C’est une mentalité de tribus et de clans, sans cohésion nationale.
Une semaine après mon enlèvement, je rendais visite à un neveu à l’hôpital et j’ai été blessé par des éclats d’obus de mortier. J’ai été hospitalisé et opéré, puis j’ai quitté le Liban pour toujours.
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Votre donation est le fruit de longues années de passion pour l’art. Un événement particulier a-t-il déclenché le désir d’une collection de cette ampleur ?
Pendant mes études universitaires au Liban, en 1969, j’ai vu l’exposition de Shafic Abboud à Dar el-Fann, très belle maison libanaise où Janine Rubeiz avait ouvert une galerie et où elle exposait de jeunes artistes libanais de l’époque. L’exposition s’appelait « La Fille lumière ». J’ai été émerveillé par ces peintures, mais je n’avais pas les moyens de m’en acheter ne serait-ce qu’un centimètre carré. J’ai alors commencé à m’éveiller aux arts plastiques. Mon rêve était d’avoir une belle collection dans une grande maison, de vivre avec ces œuvres et de les montrer.
Après mon départ du Liban, j’ai été envoyé par le ministère français des Affaires étrangères en Égypte en tant qu’universitaire. C’est dans ce pays que nous avons commencé, en 1982, à nous intéresser réellement aux artistes du monde arabe. Je ressentais le besoin d’acheter des œuvres, de les accrocher chez moi pour entrer en contact avec l’univers de l’artiste ; les voir au musée ou dans un livre ne me suffisait pas.
Nous sommes rentrés à Paris en 1988 et j’ai quitté la fonction publique pour me lancer dans une galerie avec le soutien indéfectible de ma femme. Mes relations avec les artistes sont fondées sur la réciprocité et la fidélité : ils s’engagent à travailler avec nous, et nous leur achetons certaines de leurs œuvres, selon les aléas du marché de l’art qui fonctionne par cycles : quelques années fastes, suivies d’années plus difficiles.
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Quels sont les artistes majeurs de votre collection ?
Un des artistes fondamentaux de notre collection est Abdallah Benanteur, arrivé d’Algérie à Paris en 1953. Ses origines importent peu car il a réussi à créer son univers à lui et à atteindre l’universel.
Je veux également citer le peintre libanais Shafic Abboud qui, avec sa vision et sa réflexion, a métamorphosé le monde. Ce que je recherche, ce sont des artistes qui ont su puiser dans leurs racines et dans d’autres civilisations, et qui, comme les arbres, étendent leurs racines, sans les nier, pour atteindre un niveau personnel et universel élevé. Dia al-Azzawi est une figure majeure de notre donation ainsi qu’Etel Adnan, Youssef Abdelké ou encore Adonis. Dans ses raqima (tablettes), le poète reprend des poèmes classiques qu’il calligraphie et sur lesquels il fait des collages. La majorité des artistes de la collection ont accueilli avec enthousiasme notre projet, ils y ont même ajouté des œuvres de leur propre collection.
Notre donation comporte aussi un ensemble d’œuvres rondes : Tondo d’Orient et d’Occident, et une collection intitulée « Portrait de l’oiseau-qui-n’existe-pas » que j’ai réalisée autour d’un poème de Claude Aveline, le grand-père de ma femme, qui avait lui-même rassemblé une collection de 300 œuvres autour de son texte, qu’il a donnée au Centre Pompidou.
Comment est venue la décision de votre donation ?
Nous cherchions un musée parisien pour présenter notre collection au public, on ne voulait pas la garder pour nous. Mon attachement à Paris est fondamental, cette ville m’a adopté il y a quarante ans.
Dans notre collection, il n’y a pas que des artistes originaires du monde arabe, bien qu’ils soient majoritaires. Tous les artistes étrangers avec lesquels j’ai travaillé ont comme point commun d’être passés par Paris durant leur carrière. Comme Shafic Abboud, qui est arrivé en 1947 et a découvert deux manuscrits arabes fabuleux qui avaient échappé aux invasions mongoles, à la Bibliothèque nationale : Kitab al-Wassiti et Maqamat al-Hariri. En 1953, il a créé deux livres d’artistes en s’inspirant de ces textes : Le bouna et La souris. En venant à Paris, les artistes du monde entier redécouvrent aussi leur culture.
Notre donation a une second volet : un fonds de dotation, dont le seul objectif est de participer à l’enrichissement des collections et au dynamisme du musée de l’institut. Ainsi, la jeune génération de notre famille et les responsables de l’IMA géreront dans l’avenir notre collection et favoriseront son rayonnement. Pour nous, ce n’est pas une question de générosité, c’est le couronnement de notre vie, ça lui donne un sens.
Nous connaissions Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, depuis 2013, et des liens de confiance se sont tissés entre nous. Nous avons commencé à parler du projet de donation au musée de l’institut en 2018 et nous nous sommes immédiatement entendus sur les conditions de la donation. Depuis six mois, nous travaillons presque tous les jours en parfaite harmonie avec Claude Mollard, conseiller spécial du président, et Éric Delpont, directeur du musée de l’institut.
L’aventure ne fait que commencer : les œuvres vont faire l’objet d’expositions successives, le temps que le musée soit réaménagé pour accueillir la collection dans son ensemble.
Pour mémoire
« Nous aussi, Palestiniens, aimons l’art et la vie... »
« Moi, vous savez, je suis partie de Palestine, mais je suis restée... »
commentaires (10)
Très cher donateur , Vous ete une personne exceptionnelle et très généreuse !!!!!! En tant que Libanais , et même si vous aviez quitte' le Liban a cause des combats fratricides et les troubles qui ont envahi notre pays pendant des dizaines d'années , vous auriez due penser a votre pays qui a tant souffert et qui a besoin de personnes si généreuses comme vous , et d'effectuer cette immense et généreuse donation a une institution Libanaise , très cher Monsieur Claude Leman . Respectueusement Citoyen Libanais
Robert Wakim
19 h 42, le 09 novembre 2018