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Le scoop d’une vie

Jamal Khashoggi n’était pas, à proprement parler, un révolutionnaire. Bien sûr, il n’épargnait pas le trône saoudite de ses reproches, le pressant inlassablement d’entreprendre des réformes. Mais même s’il réservait l’essentiel de ses piques au prince héritier et homme fort, MBS, il s’était toujours gardé de remettre en question le système monarchique en place.


Le journaliste ne cachait guère, par ailleurs, ses sympathies pour les Frères musulmans, ce qui le rapprochait de la Turquie et de l’émirat de Qatar ; mais qui donc, en Arabie saoudite, ne soutient-il pas, ouvertement ou non, une forme ou une autre d’islamisme ? Ce qui, aujourd’hui, ne fait pas le moindre doute, c’est que, même dans ses rêves les plus fous, jamais Jamal Khashoggi n’aurait pu imaginer que ses éditoriaux dans le Washington Post ou ses conférences et apparitions télévisées, pourraient induire un scoop aussi magistral, ébranler à ce point les colonnes de la maison al-Saoud. Seul aura eu cet effet dévastateur son assassinat, opéré comme on sait avec une incroyable maladresse. Puis maquillé, traficoté, bidouillé, avec plus de stupidité encore. Et enfin reconnu, mais pas entièrement avoué, quasiment trois semaines après l’épouvantable boucherie survenue en plein consulat d’Arabie à Istanbul.


Pour confondre les responsables de Riyad, les Turcs auront joué sur du velours, donnant même l’impression de se livrer au jeu du chat et de la souris. Distillant de savantes fuites à la presse locale sans trop s’avancer de manière officielle, ils n’ont cessé de resserrer, chaque jour un peu plus, le nœud coulant. C’est hier que Recep Tayyip Erdogan, s’exprimant devant le Parlement, était censé tout déballer, mais on est resté sur sa faim. De l’allocution du président, qui n’a pas trop fait de révélations sur la progression de l’enquête, on retiendra néanmoins deux éléments essentiels.


Le premier est la concertation permanente qu’il se vante d’entretenir avec le roi Salmane, gardien des Lieux saints, alors qu’il ne dit mot du fils et héritier de ce dernier, pourtant principal suspect dans cette affaire. Tout aussi remarquable est son exigence de voir châtier les assassins et leurs commanditaires, quels qu’ils soient, de même que son vœu de voir le procès des coupables se dérouler à Istanbul même.


Le premier point ouvre la porte à de troublantes spéculations. Le large discrédit frappant soudain l’Arabie est d’abord une occasion rare, pour le sultan Erdogan, de s’affirmer comme le chef de file du monde musulman sunnite : l’autre branche majeure de l’islam relevant de l’Iran chiite et non arabe lui aussi. À ces rêves de grandeur, signalent les mauvaises langues, pourraient s’ajouter, au fil de la concertation au sommet, des appétits moins avouables : un ravitaillement longue durée de la Turquie en pétrole bon marché valant bien que l’on fasse l’impasse sur une mise en cause directe de Mohammad ben Salmane. Par un saisissant pîed de nez de l’histoire, aurait ainsi été rançonné à son tour le prince aux dents longues qui, en les séquestrant il y a un peu moins d’un an en même temps qu’un Premier ministre libanais en exercice, avait extorqué des fortunes fabuleuses à ses propres oncles et cousins en invoquant la lutte contre la corruption.


Quant à l’idée d’un procès à Istanbul, elle semble se réduire à un levier de pression supplémentaire aux mains d’Erdogan. Objet de purges colossales, mise à la botte de l’autorité politique, la justice turque, demeurée insensible à l’emprisonnement de dizaines de journalistes turcs (et parfois au meurtre de plus d’un de ceux-ci ), n’est pas idéalement placée pour juger des assassins de journaliste, seraient-ils étrangers. Du reste, il est bien connu que dans notre partie du monde, les instances judiciaires ne sont guère obsédées d’équité puisqu’elles n’ont d’autre fonction en réalité que de couvrir l’oppression, les agressions ou les prévarications dont se rendent coupables les dirigeants.


Serait-ce vraiment par pure coïncidence que dans notre démocratie libanaise, gravement infectée par la corruption et les atteintes aux libertés, c’est précisément l’attribution du portefeuille de la Justice qui bloque désormais la formation d’un gouvernement ?


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Jamal Khashoggi n’était pas, à proprement parler, un révolutionnaire. Bien sûr, il n’épargnait pas le trône saoudite de ses reproches, le pressant inlassablement d’entreprendre des réformes. Mais même s’il réservait l’essentiel de ses piques au prince héritier et homme fort, MBS, il s’était toujours gardé de remettre en question le système monarchique en place. Le...