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Lifestyle - Photo-roman

Du « ghazl el-banet » pour un petit garçon

Récit d’un garçon qui, dès l’enfance, et en dépit des préjugés, préfère le rose au bleu et rêve de barbes à papa qui fleurissent le long de la côte de Beyrouth.

Photo Carla Henoud

Dans le panorama étriqué de notre société qui préconise, et formellement, la couleur bleue au camp des futurs hommes, je me rappelle avoir ouvert les yeux sur ce monde en préférant déjà le rose. Faut-il tout justifier ? On avait beau, comme il se doit, tenter de me réorienter vers le droit chemin du bleu, bleu électrique de la musculature sculptée de Superman, épitomé d’une masculinité poussiéreuse qu’on dicte aux garçons en bas âge, bleu pétrole des miniatures de voiture de Formule 1 qu’on m’infligeait à tous les Noëls – l’angoisse –, bleu cobalt des maillots de l’équipe de France, suintant de testostérone, dont je ne m’affublais qu’à regret pour faire comme le groupe de copains auquel je m’efforçais d’appartenir, bleu saphir du regard des princesses que je m’échinais à fantasmer, je n’avais d’yeux que pour le rose.


Cette couleur puérile

Si cet innocent penchant semblait outrer mes instructrices qui trouvaient urgent d’avertir ma mère à coups d’alarmants « madame, il colorie tout en rose, c’est inquiétant », brodant des liens insidieux et grossiers avec de probables futures orientations plus « graves », je n’y voyais qu’un simple goût comme il en est tant d’autres. Je traquais, partout, tout le temps, cette couleur jugée « puérile, idiote, pour les filles, pour ta sœur, pas pour toi » par mon père, dans les choses dérisoires que pouvait faire défiler la vie depuis la fenêtre de ma chambre de petit garçon. J’affectionnais le rose dont s’irisait la peau changeante du ciel au coucher. Je le cherchais parmi les accoutrements emperlousés des poupées éborgnées de ma sœur que je déshabillais du coin de l’œil, au creux des pages jaunies des contes de la comtesse de Ségur, dans les matins de mon téléviseur où se moiraient les tenues déglinguées de Chantal Goya, sur les joues fragiles des fleurs qui bordaient les sentiers de notre jardin. Mais aussi dans les rayonnages de sucreries prohibées, guimauves, bonbons des salles d’attente, bubble gums, berlingots, dragées et sucettes dont mes parents se récriaient d’un « non » ferme, à peine m’y aventurais-je.


Le vendeur de Ramlet el-Baïda

Tous les dimanches, suite aux déjeuners de famille qui s’étiraient jusqu’au crépuscule, mes parents avaient l’habitude de nous emmener vers Ramlet el-Baïda, histoire, sans doute, de distraire la menaçante boule d’angoisse du dimanche soir qui commençait alors à nous pousser au creux de l’estomac. Quand ma mère, inquiète pour nos regards toute la semaine calfeutrés entre les quatre coins d’une feuille quadrillée, nous sommait de « pousser notre vision jusqu’à l’horizon », je ne parvenais à décrocher les rétines de là où, à quelques mètres de nous, sur le bitume, le même vendeur ambulant charriait sur son vélo des barbes à papa que mon père tenait à appeler ghazl el-banet pour estampiller leur appartenance au territoire de la gente féminine. Une sucrerie à la couleur de filles, au nom de filles, et censée, fallait-il se fier à l’étymologie du terme, servir de ghazal, paroles énamourées destinées aux filles, mais qui ne pouvait s’empêcher de faire scintiller mon cœur candide de petit garçon. Je caressais des yeux ces morceaux de nuages roses, ces parcelles de ciel boursouflées par le coucher, que ce génie de vendeur avait réussi, par je ne savais quelle maîtrise, à emprisonner dans des sachets en plastique. Immanquablement, toutes les semaines, je l’observais talocher la ville de rose, alors que celle-ci se repliait sur l’ombre de ses dimanches. J’imaginais aisément le goût de cette soie rose enchevêtrée, saveur du paradis. Et ma poitrine gazouillait tellement que ma mère, pour qui cette friandise avait pourtant le nom codé de cancer ou choléra, avait fini par flancher. Main dans la main, nous nous étions faufilés entre la ruche de filles dont le minois rutilait au contact de cette substance occulte qu’un brin de vent pouvait envoler. À la force de ma mâchoire, j’avais déchiré le sac. Noyé la tête en entier dans cette glu chevelue tissée autour d’un bâton de bois. Et puis quoi ? Un infime goût de sucre brûlé, et puis rien. Sinon la déception, en réalisant que la chose, évaporée, n’avait déposé sur ma langue que la saveur d’une couleur.

En revanche j’ai compris, sur le tard, que ce n’est pas le rose de la barbe à papa que j’ai aimé autant que celui, puéril, idiot, pas pour moi, pour les filles, mais auquel j’avais cru, j’aurai voulu que la vie ressemble.


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