Son visage rond cerclé de petites lunettes s’affiche en une dans tous les kiosques à journaux de Turquie. Depuis l’annonce de sa disparition, le 2 octobre, après une visite au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, Jamal Khashoggi concentre sur lui toute l’attention médiatique. « Envoyé à Istanbul pour l’exécution », titrait, il y a quelques jours, le quotidien conservateur Karar. « L’ont-ils démembré et emmené? » s’interroge, quant à lui, Hürriyet, proche du pouvoir. D’une même voix, les médias turcs accusent ouvertement les autorités saoudiennes d’avoir prémédité et orchestré l’assassinat de ce journaliste critique du pouvoir.
Hilâl Kaplan travaille pour le quotidien progouvernemental Sabah. Cette journaliste suit l’affaire de très près et relaie sur son fil Twitter chaque nouvel élément de l’enquête. « La police turque a révélé cette semaine que quinze personnes sont arrivées à l’aéroport Atatürk d’Istanbul en provenance d’Arabie saoudite et se sont ensuite rendues au consulat saoudien quelques heures avant l’arrivée de Jamal Khashoggi », détaille-t-elle. Parmi ces individus figuraient des officiers de l’armée saoudienne, des membres de la sécurité rapprochée de Mohammad ben Salmane (le prince héritier d’Arabie saoudite) et même un médecin légiste, spécialisé dans la dissection! « Les noms, l’âge et les photos de ces quinze hommes ont d’ailleurs été publiés par le journal Sabah en milieu de semaine. Les chaînes de télévision, de leur côté, ne cessent de diffuser des images de vidéosurveillance montrant plusieurs voitures diplomatiques, ainsi qu’une fourgonnette noire, quitter le consulat saoudien peu de temps après l’arrivée de Jamal Khashoggi. La presse turque suppute que le journaliste saoudien se trouvait dans ce convoi, mort ou vif.
(Lire aussi : Les Occidentaux prudents sur l'affaire Khashoggi pour ménager Riyad)
« Ils n’imaginaient pas que d’autres pays puissent faire de même »
Dans une Turquie pourtant régulièrement pointée du doigt pour ses atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression, les journalistes progouvernementaux montent cette fois au créneau. Hilâl Kaplan est convaincue que la disparition suspecte de Jamal Khashoggi mérite une attention toute particulière : « Chez nous, on ne tue pas les journalistes ! Le dernier meurtre d’un journaliste en Turquie remonte à 2007. Jamal est venu dans notre pays en tant qu’invité, sa sécurité aurait dû être assurée sur le sol turc. Les gens ici sont scandalisés par cette histoire. » Des affirmations que tient à nuancer Mustafa Görkem Dogan, professeur de sciences politiques à l’Université d’Istanbul. « Je ne pense pas que les citoyens turcs soient vraiment préoccupés par le sort d’un journaliste étranger, explique-t-il. Et puis, quand on repense aux dizaines de journalistes arrêtés lors des purges et actuellement emprisonnés, personne ne peut croire que la défense de la liberté de la presse soit une priorité en Turquie. » Pour le politologue, le gouvernement turc vit avant tout cette affaire comme un véritable affront à sa souveraineté : « Nos services de renseignements ont l’habitude de réaliser des opérations secrètes contre des ressortissants turcs résidant à l’étranger, mais ils n’imaginaient pas que d’autres pays puissent faire de même sur notre propre territoire. »
Les autorités turques, très remontées, ont en effet martelé leur volonté de faire rapidement toute la lumière sur cette affaire. Recep Tayyip Erdogan a appelé plusieurs fois le pouvoir saoudien – qui soutient que Jamal Khashoggi a quitté de son plein gré son consulat d’Istanbul – à fournir à la police turque les preuves de sa bonne foi. Mais le président turc tient néanmoins à rester prudent et préfère attendre les résultats de l’enquête avant de se prononcer définitivement. Il faut dire que cet incident diplomatique contribue à détériorer des relations déjà très tendues entre Ankara et Riyad. « La Turquie et l’Arabie saoudite sont en froid depuis que le gouvernement turc a apporté officiellement son soutien au Qatar lors de la crise entre les pays du Golfe l’an dernier, rappelle M. Dogan. Mais les Saoudiens investissent beaucoup en Turquie, notamment dans l’immobilier, et Recep Tayyip Erdogan ne veut pas perdre ce marché alors que la situation économique de son pays ne cesse de se dégrader depuis plusieurs mois. »
Même discours pragmatique dans les rues d’Istanbul. Le sort du journaliste saoudien n’est ainsi pas la première préoccupaiton d’Émir, chauffeur de taxi : « Moi ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui, c’est la chute de notre monnaie nationale, l’inflation, la montée du chômage, coupe ce trentenaire. Notre gouvernement a toujours une politique extérieure assez chaotique, nous sommes habitués à ce type de conflits. Hier c’était avec l’Allemagne et les États-Unis, aujourd’hui c’est avec l’Arabie saoudite, demain ça sera avec un autre pays... »
Si l’affaire Khashoggi enflamme les médias et irrite le gouvernement, elle ne passionne pour l’instant pas les foules en Turquie.
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commentaires (5)
On ne les tue pas, mais on les embastille sans autre forme de procès!
TrucMuche
17 h 40, le 17 octobre 2018