L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Sauf que la guerre civile qui a déchiré le pays du Cèdre pendant des décennies s’est terminée sans vainqueur. Il n’y a donc pas de version officielle, pas d’histoire avec un grand H. Il y a des visions, des histoires, des martyrs, beaucoup et de chaque côté, et surtout des victimes.
Bernard Boulad, scénariste de La Guerre des autres, était un amoureux du Liban. Celui des années 60 et de la librairie Le Papyrus que son père avait ouverte à Hamra après avoir quitté Alexandrie. Carrefour des poètes, des bohèmes, des intellectuels et des amis en tout genre, la librairie représentait un idéal de vie pour le jeune homme de l’époque, fait de légèreté, de curiosité, d’érudition, de rencontres et d’après-midi passés à lire. Cet idéal allait s’effondrer sous le poids de la violence, et l’exil allait s’imposer à nouveau. La France, puis le Canada, allaient accueillir les Boulad, et le Liban allait devenir un souvenir, un sourire et une haine.Bernard Boulad va tracer sa voie professionnelle dans ces deux pays, mais va toujours garder en mémoire ses années beyrouthines, ses amis pour la vie, ses souvenirs de dolce vita, mais aussi des sentiments contraires, « entre le Liban et moi, c’est une histoire compliquée faite d’incompréhension, de déracinement, de frustration, d’émotions fortes et de peur ». Pour les raisons exprimées plus haut, il est très difficile d’écrire sur la guerre, le partisanisme étant de mise. Bernard Boulad n’a rien à voir avec tout cela. Lui était là presque par hasard, il prenait du bon temps, et les autres lui ont tout enlevé, en quelques jours, violemment. Il était égyptien, ses parents s’étaient installés au Liban pour son ouverture d’esprit, son économie florissante et son vivier d’intellectuels. Mais les Boulad ont dû quitter le pays qu’ils aimaient. Parce que les autres en ont décidé ainsi. Des intérêts étrangers sont rentrés en jeu, et la roulette macabre s’est mise en branle. Finis les amis, le farniente, la drague, la lecture, les repas pantagruéliques. Exil en France puis au Canada, bien loin de la chaleur méditerranéenne. Et loin du Liban, Bernard Boulad va se construire professionnellement, jouant un rôle majeur dans l’industrie cinématographique, en étant programmateur de plusieurs festivals de courts-métrages, au Canada et en France, et en gardant un lien ténu avec le Liban, au travers de ses amis, restés là-bas ou exilés aussi. Le turning point arrive en 2013 avec le décès de son père, ce héros. Personnage excentrique, entier, charismatique, il représentait les années légères libanaises, le pic d’une carrière intellectuelle.
À la fois libraire et journaliste à L’Orient-Le Jour, homme de théâtre, c’est au Liban que ce père était un personnage important, dans la vie sociale, et aux yeux de son fils. Il faudra attendre 2 ans pour que l’idée d’une histoire de la guerre « vue par sa famille » voit le jour.
Dolce vita
Hommage au paternel et déclaration d’amour à un pays qu’il a quitté trop vite, La Guerre des autres (réalisée avec le dessinateur Gaël Henry et Paul Bona qui en signe le story-board) se veut une œuvre historique factuelle, objective, mais critique évidemment, « le contexte historique est fait de références précises à des faits véridiques, tout est conforme à la réalité à l’exception de la chronologie que j’ai parfois modifiée pour les besoins de la narration ». Ses héros – la famille Naggar, Égyptiens d’origine syrienne exilés au Liban – sont les victimes, ils subissent les événements comme ils arrivent, ne prennent pas parti, ils doivent juste les gérer. Ce premier tome donne la part belle aux années préguerre, présentant un tableau de la vie au Liban quand on l’appelait encore la « Suisse du Moyen-Orient » et dépeignant une situation très éloignée de la violence qui allait la frapper. On s’attache d’emblée aux personnages, la lecture est facile et on attend avec impatience le tome 2, qui sera plus ancré dans les événements guerriers de la fin des années 70.
Œuvre à la fois personnelle et universelle, la BD de Boulad est une parfaite introduction, à la fois historique, avec quelques arrangements, et sociétale, au Liban d’avant les événements. Sa douceur de vivre, sa position dans la vie intellectuelle du Moyen-Orient, et aussi sa fragilité.
L’auteur sera au Salon du Livre de Beyrouth en novembre. Ne le manquez pas : vous le reconnaîtrez à son visage jovial qui s’éclaire dès qu’il parle de la gastronomie et de ses amis pour la vie.
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commentaires (5)
Ma lecture du week-end. Une belle histoire d'avant guerre dessinée sous une douce lumière. Je recommande vivement !
Georges Lebon
18 h 10, le 07 octobre 2018