État de nécessité oblige, compte tenu du blocage qui persiste au niveau de la mise en place d’une nouvelle équipe ministérielle, le Parlement tiendra aujourd’hui une réunion ordinaire dans la forme, mais extraordinaire au niveau du fond, en présence des membres d’un gouvernement sortant. À l’ordre du jour, des textes de loi dont l’approbation est nécessaire pour la bonne marche d’un pays « où la situation est devenue extrêmement dangereuse », pour reprendre les termes employés par le patriarche, Mgr Béchara Raï, en tournée paroissiale depuis vendredi au Canada. Au niveau du fond, étant donné la tension et les clivages qui prévalent au niveau politique, à cause de l’épreuve de force engagée entre les différentes parties autour de la composition de la nouvelle équipe de Saad Hariri, l’hémicycle risque fort, à la faveur des interventions traditionnelles des députés à l’ouverture de la séance, de se transformer en caisse de résonance au conflit qui paralyse le pays.
C’est que, en dépit d’un gentleman’s agreement entre les différents protagonistes de cette épreuve de force pour calmer les esprits et mettre fin aux joutes oratoires, notamment sur les réseaux sociaux, la tension et le mécontentement générés par l’attitude et la gestion par le CPL de certains dossiers restent palpables, comme en témoignent les critiques dont celles-ci font l’objet. Il est intéressant de relever à ce niveau que ces critiques émanent de personnalités, représentant des courants politiques, qui ne sont pas forcément alliées mais qui se sont retrouvées autour d’une même opposition à la ligne politique cautionnée par le chef de l’État qui se retrouve ainsi dans la ligne de tirs. C’est désormais le président Michel Aoun, et non plus seulement le CPL de Gebran Bassil, qui est pris à partie.
Au ras-le bol exprimé donc devant les Libanais de Halifax par le chef de l’Église maronite – qui n’y est pas allé de main morte pour critiquer la classe politique « dans son ensemble », en prenant soin de n’exclure personne – a fait écho, à Beyrouth, une levée de boucliers contre le mandat Aoun. Celle-ci a été amorcée par la fuite d’un enregistrement audio du député Yassine Jaber, membre du bloc parlementaire du président de la Chambre, Nabih Berry. La fuite de l’enregistrement a coïncidé avec la publication de propos tout aussi critiques de l’ancien Premier ministre, Tammam Salam, et du député Tony Frangié (Marada), s’articulant autour de faux pas qu’ils reprochent au président. Il n’en fallait pas plus pour que ces critiques drainent d’autres, parmi les cercles hostiles à Baabda, et que les réseaux sociaux s’enflamment.
Dans cet enregistrement, M. Jaber accuse sans ambages le chef de l’État de conduire le Liban à sa perte, après s’être indigné parce que le Liban officiel avait rejeté une proposition de la chancelière allemande, Angela Merkel, d’aider le Liban à régler le problème de l’électricité. « Ils (le CPL) ont fait rater au Liban une occasion en or. Durant les deux dernières semaines, des diplomates étrangers, des responsables de l’ONU m’ont dit : “Comment Merkel a-t-elle pu être traitée de cette façon ? Comment avez-vous pu refuser une offre pareille ? Vous êtes fous ?” », peut-on entendre M. Jaber dire. « Malheureusement, ce mandat va détruire le Liban », a-t-il ajouté, avant de poursuivre : « Lundi (aujourd’hui), pour pouvoir assurer l’électricité pour quelques heures durant les trois prochains mois, soit jusqu’à la fin de l’année, le président et le ministre de l’Énergie vont réclamer (au Parlement) une nouvelle ligne de crédit de 500 millions de dollars en plus du 1,5 milliard de dollars qu’ils avaient obtenu dans le cadre du budget de 2018. Malheureusement, le pays est en train d’être poussé au bord du gouffre », a encore dit M. Jaber. Son interlocuteur est resté inconnu tout comme les circonstances au cours desquelles il a tenu ces propos.
Le parlementaire s’était déjà offusqué, il y a quelques mois, dans une interview à la télévision al-Jadeed, parce que le Liban avait rejeté une offre de Siemens, véhiculée par Mme Merkel, pour l’aider à redresser le secteur de l’électricité, sans passer par la location de navires-centrales. Dans l’enregistrement audio fuité hier, il réagit à un article du quotidien ad-Diyar, daté du 17 septembre, dans lequel le journal, citant le Der Spiegel allemand, évoque « la colère de la chancelière allemande contre le Liban » en raison, notamment, de l’accueil qui lui avait été réservé à l’aéroport de Beyrouth et de l’attitude négative des autorités libanaises concernant les projets d’investissements allemands au Liban.
(Lire aussi : Une séance plénière qui s’annonce « électrique »)
Joumblatt et Harb : « Écoutez Yassine Jaber »
Lors de sa visite au Liban en juin dernier, Mme Merkel, qui était accompagnée d’une délégation économique comprenant parmi ses membres des représentants de Siemens, avait fait part, lors de ses entretiens avec les dirigeants libanais, de son souhait de développer la coopération économique avec le Liban, d’autant que son pays est membre du comité de suivi de CEDRE. Les représentants de Siemens avaient à leur tour expliqué à leurs interlocuteurs qu’ils pouvaient construire en 18 mois des centrales électriques au Liban, mais leur offre avait été déclinée, selon Der Spiegel.
Le ministre de l’Énergie, César Abi Khalil, n’a pas tardé à réagir aux propos de Yassine Jaber : « Si seulement “les voix patriotes” avaient fondé leurs commentaires sur des faits et les comptes-rendus (du Conseil des ministres) au lieu des rumeurs et des racontars », a-t-il écrit sur son compte Twitter. Et d’ajouter : « Nous ne savons plus ce que vous voulez : que nous respections les règles ou que nous ayons recours aux (contrats de) gré-à-gré, comme vous avez l’habitude de faire. Soit dit en passant, Siemens n’a pris part à aucun appel d’offres. »
Le chef du PSP, Walid Joumblatt, a tout de suite réagi aux propos de Yassine Jaber, dans une série de tweets, lesquels, tout en étant critiques à la gestion CPL du dossier de l’électricité, ont dans le même temps montré que le leader druze reste attaché à la « trêve » conclue récemment avec le CPL. « Si seulement les responsables concernés pouvaient tenir compte des propos de Yassine Jaber. Sa voix s’ajoute à celle des personnes soucieuses de l’intérêt public et dénonce la mascarade des navires-centrales qui est une des raisons majeures du déficit et de la dette publique », a écrit M. Joumblatt sur son compte Twitter. L’ancien député Boutros Harb a, lui aussi, invité les Libanais à « écouter Yassine Jaber (…) pour réaliser le niveau auquel sont tombés les responsables et la fausseté des slogans de réforme et de changement ».
Un peu plus tard, dans un deuxième tweet, M. Joumblatt devait directement s’adresser au ministre de l’Énergie, César Abi Khalil, pour lui expliquer que ses propos « ne sont pas motivés par la rancune, mais par un souci de préserver l’intérêt public ». « Si seulement vous aviez tenu compte des remarques formulées par Mounir Yehya (consultant en génie électrique et ancien membre du conseil d’administration d’EDL), en présence du Premier ministre Saad Hariri. Vous aviez décidé de les ignorer, parce qu’il semble que S.D (l’intermédiaire à travers qui le Liban a loué deux nouveaux navires-centrales à la Turquie) est au-dessus de tout le monde. » Et ce n’est pas sans ironie que le chef du PSP a relevé qu’il ne souhaite pas que ses propos soient « mal interprétés politiquement ». « Nous poursuivrons les efforts d’apaisement et de dialogue, avec ou sans électricité, à la lumière des bougies, des lampes à huile ou de la lune. La lune est notre voisine après tout (Nehna wel amar jirane) », a-t-il écrit en référence à une célèbre chanson de Feyrouz.
« Les Libanais sont à bout »
Tammam Salam, lui, a axé ses critiques sur la gestion aouniste du dossier gouvernemental, l’accusant de s’autoriser ce qu’il avait refusé à d’autres. Dans une interview au quotidien panarabe al-Charq al-Awsat, M. Salam a estimé que « les positions du chef de l’État ne favorisent pas la formation d’un gouvernement ». « Lorsqu’il faisait partie de l’opposition, il refusait que le président de la République soit représenté par des ministres au gouvernement et maintenant qu’il est au pouvoir, il considère cette pratique, agréée dans le cadre de l’accord de Doha, en 2008 (….) comme étant une règle sacrée. » Il a insisté sur le fait que « le parcours du président Aoun n’augure rien de bon, surtout qu’il considère que le Conseil des ministres ne peut pas se tenir en son absence ».
Député des Marada, parti dont les relations se sont sensiblement détériorées avec le CPL depuis l’élection du général Aoun à la tête de l’État, Tony Frangié a exclu la formation d’un gouvernement dans un proche avenir, accusant les proches du chef de l’État de nuire au mandat. « La réussite d’un mandat n’est pas mesurée par le nombre de ministres qu’il obtient, mais par ce qu’il réalise pour le Liban. Les Libanais sont à bout. Ils avaient placé tous leurs espoirs en ce mandat, mais ils vivent aujourd’hui une sorte d’abattement avec l’accumulation des échecs dans nombre de dossiers », a-t-il déclaré samedi, lors d’un déjeuner donné en son honneur à Ehden. Et de poursuivre : « Les partisans du CPL n’avaient pas milité pour des ministres et des gendres, mais pour le Liban. (….) Ce n’est pas le mandat qui est à l’origine de sa propre paralysie, mais ceux qui l’entourent. » « L’équipe de travail peut conduire à l’échec parfois », a assuré M. Frangié, dans une allusion à peine voilée au chef du CPL, Gebran Bassil.
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commentaires (11)
Deux ans apres son avenement au pouvoir toutes les realisations que le pouvoir actuel pretend avoir faites sont le produit de son propre imagination .En fait ses accomplissements et reussites sont seulement d'ordre mediatique.
EL KHALIL ABDALLAH
12 h 17, le 24 septembre 2018