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Liban - La carte du tendre

L’école de l’espérance

Crédit photo : collection Georges Boustany

Nous avons longuement hésité avant de choisir cette photo, un tirage écorné datant des années 1920. Elle est pourtant exceptionnelle, on pourrait écrire un livre rien qu’avec la richesse de ses détails. Mais l’histoire qu’elle raconte est un drame indicible et muet : il s’agit d’une école de réfugiés arméniens, sans doute une des premières qui aient vu le jour sur la terre libanaise.

Muet ou pudique, ce cliché ? C’est selon, car voilà exposées, une centaine d’années plus tard, une extrême misère mais une extraordinaire dignité. Chaque détail exprime le dénuement absolu : le sol inégal et poussiéreux traversé d’une rigole, probablement par laquelle s’écoule l’eau de pluie tombée du toit. Les murs sans enduit grossièrement badigeonnés à la chaux, presque rapiécés comme un vieux linge. La toiture de droite qui semble tenir par hasard, avec une tôle repliée pour servir de gouttière de fortune, et, accroché dessus, un boulier. La poussière est partout, des godasses de récupération aux vêtements qui frisent l’oripeau, on a l’impression qu’il y en a tellement, cette poussière, que le cliché a lui-même pris la teinte du sol : on pourrait presque la toucher du bout des doigts.

Misère aussi dans les yeux de ces tout petits enfants ; ils ont quoi, cinq, six ans à peine, et cette misère-là n’est pas celle de gamins séparés de maman pour quelques heures ; pourtant, il y a toujours quelques petits rigolards dans un groupe de gosses, tiens, un photographe, je fais mon clown pour me faire remarquer. Ici, le regard est empreint de gravité, les yeux ont vu des choses terribles, les lèvres expriment le désabusement, on reconnaît instantanément cette expression chez ces pauvres hères condamnés à fuir la violence aveugle, on la voit tous les jours sur les écrans. Ce n’est pas qu’ils ne sourient pas, c’est qu’ils semblent n’avoir jamais souri ; qu’ont-ils vu qui ait pu voler leur innocence à un âge si tendre ?

Ce jour-là, le photographe leur a dit : je vais prendre une photo mais il ne faudra surtout pas bouger. Sans doute a-t-il donné son conseil professionnel aux institutrices : qu’ils croisent leurs petites mains sur les pupitres, ça leur permettra de rester immobiles. Le temps de pose photographique de l’époque l’exige : quelques interminables secondes, pour que l’émulsion capte tous ces photons, le temps que toute cette pauvreté imprègne les cristaux argentiques, quelle ironie. Oh, bien sûr, certains ont bougé quand même, il y a toujours les excités du groupe, celui assis au milieu entre deux tables par exemple, il n’a pas pu se retenir de tourner légèrement la tête, ou encore celle tout à droite ; du coup, l’histoire les a cruellement punis : leurs traits sont brouillés pour l’éternité. Honneur aux « sages », on parlera encore de vous dans une centaine d’années.

Et plus l’on détaille ces visages, plus le cœur se fend. Tenez, les quatre qui se tiennent debout à l’arrière ; sans doute a-t-on choisi les plus dociles, les plus timides ; soulevez ces guirlandes, faites décor, ne bougez surtout pas ; et, malgré cette position instable, deux sur quatre ont réussi à rester nets, c’est dire que pour eux c’était une question de vie ou de mort, cette obéissance déchirante. Mais quelle tristesse dans ces regards, mon Dieu, pourquoi a-t-on oublié de leur apprendre à sourire.

Et nous en venons au plus admirable. Bien sûr, ça fait tellement cliché, c’est le cas de le dire, de louer les mérites des enseignants, mais là, l’abnégation de nos deux « maîtresses », ou de la maîtresse aux mèches blanches et de son assistante, allez savoir, cette abnégation qui s’exprime par le dos voûté, le visage baissé, le regard uniquement habité par la mission ; et tant pis si l’on ne nous voit pas sous notre meilleur jour ; cette abnégation est une leçon de vie.

Elles ne sont pas plus riches que leurs élèves, elles ont dû traverser des épreuves inhumaines, et il est fort probable que, grâce à elles, l’un de ces miséreux fasse un jour un beau parcours, qu’il « arrive », alors que ces deux femmes sont là, celle de droite au mitan de la vie, celle de gauche jeune et, devine-t-on, jolie, et qu’elles resteront là, voyant défiler les générations de petits écoliers, qu’elles contribueront à se soulever de cette poussière avant que tout le monde y retourne finalement, quel que soit son parcours.

Que ces lignes soient notre hommage personnel à ces soldats de l’espérance, qui, aux quatre coins du monde et notamment dans nos régions à l’histoire trop chargée et volontiers meurtrière, assurent jour après jour le complément indispensable qui permettra aux enfants de devenir autonomes, souvent dans des conditions insupportablement difficiles. C’est à ce sacerdoce que nous devons, Libanais et Arméniens, notre éclatante réussite à l’exportation qui fait notre réputation et la fierté résignée de nos parents.



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Nous avons longuement hésité avant de choisir cette photo, un tirage écorné datant des années 1920. Elle est pourtant exceptionnelle, on pourrait écrire un livre rien qu’avec la richesse de ses détails. Mais l’histoire qu’elle raconte est un drame indicible et muet : il s’agit d’une école de réfugiés arméniens, sans doute une des premières qui aient vu le jour sur la...

commentaires (3)

Je seconde sincèrement la reponse de Mr Aractingi Merci !

Danielle Sara

19 h 29, le 23 septembre 2018

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Commentaires (3)

  • Je seconde sincèrement la reponse de Mr Aractingi Merci !

    Danielle Sara

    19 h 29, le 23 septembre 2018

  • Un nouveau grand merci, Cher Georges Boustany, à la fois pour la photo et pour le texte. A l'évocation nostalgique habituelle, vous nous ajoutez une superbe leçon d'humanité, et d'histoire que trop souvent on cherche à oublier, croyant qu'on peut construire l'avenir sans comprendre le passé. Votre frère en humanité.

    Aractingi Farid

    09 h 42, le 23 septembre 2018

  • C'est toujours intéressant de lire cette rubrique, cette fois avec ce souvenir de l'étappe des réfugiés arméniens de 1920 ...

    Stes David

    08 h 55, le 16 septembre 2018

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