Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Enquête

Fallait-il laisser les combattants de l’EI s’échapper pour épargner les civils ?

« Choisir où éradiquer tout un peuple est une décision difficile à prendre » : un an jour pour jour après la fin de la bataille de Mossoul, le 9 juillet 2017, « L’Orient-Le Jour » révèle les circonstances qui ont conduit à la reprise de la deuxième ville d’Irak, mais aussi celle de Raqqa en Syrie, entérinant la fin du « califat » proclamé par le groupe État islamique trois ans plus tôt.

Retour des premiers civils dans les ruines de la vieille ville de Mossoul. Photo W.F.

Le 9 juillet 2017, le Premier ministre irakien Haider al-Abadi déclarait la victoire de ses troupes sur le groupe État islamique (EI) à Mossoul, après neuf mois de terribles combats. La bataille fera en fait encore rage plusieurs jours après son discours, mais c’est une certitude : trois ans après la prise de la ville par les extrémistes, la capitale irakienne de leur « califat » s’est effondrée. Des détails émergent enfin aujourd’hui sur la façon dont l’une des pires batailles urbaines depuis la Seconde Guerre mondiale a été gagnée, et pourquoi tant de civils innocents n’en sont jamais sortis vivants.

Sur les quarante opérations militaires menées contre l’EI en Irak pendant près de quatre années de guerre, la bataille de Mossoul est la seule où les forces irakiennes, soutenues par la coalition internationale dirigée par les États-Unis, n’ont pas laissé une « porte dorée » aux jihadistes pour leur permettre de s’échapper, ou un « trou », comme l’appellent aussi certains responsables militaires. Le but de cette tactique consiste à laisser une issue pour que les combattants de l’EI puissent s’enfuir afin de préserver les infrastructures, les civils et les soldats de combats difficiles et inutiles. Ainsi, à trente-neuf reprises, de Ramadi à Falloujah, les autorités irakiennes ont appliqué une « politique de la porte dorée » – sauf à Mossoul – selon des responsables occidentaux et irakiens.

Contrairement au mythe répandu, les jihadistes de l’EI n’ont jamais eu l’intention de se battre jusqu’à la mort. À Mossoul, le groupe a tenté de négocier un moyen de sortir par le truchement des chefs tribaux travaillant en tant qu’intermédiaires avec les autorités irakiennes. « Ils ont essayé de négocier une reddition qui était déraisonnable : ils voulaient garder leurs armes et qu’on les laisse sortir de la ville avec tous leurs combattants. Ça leur a été refusé », se souvient un officier de la coalition interrogé par L’Orient-Le Jour. Le choix fut cornélien : « Sans “trou”, vous ne donnez pas d’autre choix à l’ennemi que de se battre jusqu’à la mort. Avec une porte de sortie, ils s’échappent, mais vous protégez la ville. C’est une décision difficile à prendre. Personnellement, je pense qu’à Mossoul, nous aurions dû leur donner l’occasion de partir », confie à L’OLJ un officier antiterroriste irakien.


(Pour mémoire : A Mossoul, un Fitr sans armes... même en plastique)


« Nous devions tuer tout le monde »
Avec les derniers combattants de l’EI assiégés dans la vieille ville, sur la rive-ouest avec des centaines de civils, la bataille a rapidement pris des allures de bain de sang. Une pluie de bombes et un combat pratiquement au corps à corps impitoyable ont remodelé la vieille ville en un tas de décombres et de cadavres, l’odeur de la mort rappelant aux survivants qu’ils vivent à présent dans un cimetière. Selon les dernières estimations, 90 % de la partie occidentale de Mossoul est dévastée, et environ 54 000 maisons de la ville et des alentours sont encore détruites. Jusqu’à 11 000 civils auraient été tués pendant toute la durée de la bataille. Un an plus tard, des corps sont encore quotidiennement exhumés des ruines. « En regardant en arrière, avoue un commandant irakien, nous aurions dû laisser l’EI s’échapper. »

Alors que le soleil se couche sur la deuxième plus grande ville d’Irak, une lueur pourpre recouvre le mélange de gravats et de chair humaine brûlée qu’est aujourd’hui la vieille ville de Mossoul. Sur les berges du Tigre, face aux ruines, un groupe de soldats irakiens s’enfilent des verres de whisky en comparant leurs cicatrices de guerre, la musique d’une salle de mariage grésillant dans le crépuscule. L’un d’eux, le visage rongé par les éclats, est encore hanté par l’épilogue de la bataille : « Environ 15 % des civils ont réussi à s’enfuir, les autres sont là, murmure-t-il en pointant du doigt les eaux grises de la rivière. Nous devions tuer tout le monde. Nous ne pouvions pas distinguer nos amis de nos ennemis. »

La stratégie militaire initiale voulait que les forces irakiennes entourent Mossoul en bloquant trois fronts, mais en laissant ouvert le quatrième à l’ouest de la ville, menant aux territoires de l’État islamique dans la Syrie voisine. Le front ouvert aurait alors été utilisé comme une « kill box » où les jihadistes en fuite auraient pu être ciblés par les jets des alliés. Mais l’Iran, inquiet à l’idée de voir les jihadistes revenir en Syrie alors que son allié, le président Bachar el-Assad, prenait enfin le dessus dans la guerre civile qui ravage son pays, aurait souhaité que l’EI soit éliminé à Mossoul, et aurait fait pression, avec succès, pour que l’Irak change son plan de bataille, selon l’agence de presse britannique Reuters.

Interviewé dans les couloirs du palais Bayan, à Koweït City, lors de la conférence qui s’est tenue en février dernier pour financer la reconstruction de l’Irak, un haut diplomate occidental qui a souhaité garder l’anonymat assure à L’OLJ que la coalition dirigée par les États-Unis aurait accepté ce nouveau plan de bataille car elle craignait que si les combattants de l’EI avaient été autorisés à s’échapper, ils auraient pu se regrouper à la frontière irako-syrienne, où la coalition avait des capacités opérationnelles limitées. « Pendant les cinq derniers mois de la bataille de Mossoul, aucune porte dorée n’a été ouverte, alors que lors de toutes les autres opérations, cela avait été autorisé, explique un officier de la coalition. Quand nous avons fermé la porte, ça a été très sale. Choisir où éradiquer tout un peuple est une décision difficile à prendre. »


(Pour mémoire : Débarrassée des jihadistes, Mossoul renoue avec les traditions du ramadan)


« Sans cet accord, ma fille et mon fils seraient morts »
Pendant la bataille de Falloujah, qui a eu lieu en juin 2016, certains dirigeants militaires de la coalition auraient exprimé leur frustration à l’égard de la tactique irakienne de laisser un « trou » dans le siège d’une ville tenue par le groupe État islamique. Un responsable américain aurait même traité ses homologues irakiens de « lâches » pour ne pas vouloir anéantir l’EI dans la ville même, selon ce même diplomate occidental. Finalement, une « porte dorée » fut bien ouverte pour permettre aux jihadistes de s’échapper, mais leur convoi fut ensuite pris pour cible par des hélicoptères, et des avions de combat irakiens et de la coalition.

À Raqqa, jadis le plus important bastion de l’EI en Syrie, un accord a également été conclu avec les jihadistes pour les laisser s’échapper avec leurs armes et leurs familles, les Forces démocratiques syriennes (SDF) leur ayant même mis des bus à disposition. Le convoi comprenait certains des membres les plus célèbres du groupe État islamique et des dizaines de combattants étrangers qui ont ensuite, pour certains, pu se disperser à travers la Syrie, allant même jusqu’en Turquie, selon une enquête de la BBC. L’objectif, selon un membre du Conseil civil de Raqqa qui s’est entretenu avec L’OLJ sous couvert d’anonymat, était de mettre fin à une bataille laborieuse longue de quatre mois qui avait déjà coûté de trop nombreuses vies, et de libérer les civils utilisés par l’EI comme boucliers humains autour de l’hôpital national et du stade. 

« C’était la meilleure décision. Sans cet accord, ma fille et mon fils seraient morts », assure une habitante de Raqqa, dont les enfants de 23 et 27 ans étaient tous deux assiégés avec les derniers combattants de l’EI. Tous deux ont perdu une jambe dans une attaque aérienne qui a fait exploser leur appartement. « Ils sont blessés, mais au moins ils sont vivants, insiste leur mère. Trop de civils sont morts pour rien. Ils auraient dû passer cet accord bien avant. »


(Pour mémoire : Comme un animal blessé, l'EI reste dangereux, préviennent des experts)


Un million de civils sauvés
 « Le droit humanitaire international, ou droit de la guerre, n’exige pas qu’un parti permette à son adversaire toujours apte au combat de se déplacer librement d’un endroit à un autre », analyse Dustin A. Lewis, chercheur en droit international et conflits armés à Harvard. « L’obligation revient à l’EI de protéger les civils ou de les laisser partir en toute sécurité. Une autre obligation, pour les forces irakiennes, est de veiller constamment à épargner les civils lors de ses opérations militaires contre l’EI. »

La campagne pour reprendre Mossoul, entamée en octobre 2016 et conclue neuf mois plus tard en juillet 2017, a été la plus longue bataille urbaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Si des centaines de résidents sont sans doute morts à cause de la décision des forces irakiennes de raser la vieille ville au lieu de laisser les jihadistes s’échapper, un million de civils ont pu être libérés. Le bilan définitif de la bataille de Mossoul a en réalité été inférieur à ce que certains au sein de la communauté internationale craignaient qu’il soit. « Des centaines de milliers de personnes s’en sont miraculeusement sorties, conclut le diplomate occidental. C’est ça qui compte. »



Lire aussi

Sans jihadistes pour brouiller les ondes, les radios fleurissent à Mossoul

Le 9 juillet 2017, le Premier ministre irakien Haider al-Abadi déclarait la victoire de ses troupes sur le groupe État islamique (EI) à Mossoul, après neuf mois de terribles combats. La bataille fera en fait encore rage plusieurs jours après son discours, mais c’est une certitude : trois ans après la prise de la ville par les extrémistes, la capitale irakienne de leur...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut