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Liban - La carte du tendre

Des ânes et des hommes

Photo: collection Georges Boustany /LLL

Cette photographie est un appel à témoin. Seule la personne qui a vécu dans cette rue à cette époque-là pourra en reconnaître le lieu et éventuellement les personnages, bien que les chances d’atteindre ce précieux anonyme soient quasiment nulles. Mais sait-on jamais ! Car pour nous autres, simples voyeurs, il s’agit d’une banale rue de Beyrouth non identifiée. L’enseigne HDM à gauche constitue un indice sérieux, mais nous ne savons strictement rien de cette raison commerciale non plus.

La scène se passe en automne ou au printemps, comme l’indiquent les gilets, vestes, pulls et autres chandails de « demi-saison », probablement l’après-midi : les ombres sont allongées, le soleil est bas, les enfants sont rentrés de l’école, c’est l’heure des jeux dans la rue, le moment que choisissent les marchands ambulants pour proposer à la criée « kaak kaaaak 3assrouniyéééé » et autres coupe-faim populaires. Le marchand de « kaz » a dû passer lui aussi, annoncé par le hennissement de son klaxon à soufflet caractéristique, le rythme ancestral des sabots et des clochettes de son canasson troublant quelque peu la torpeur de cette fin de journée.

Une petite tentative de dater ce négatif nous place à la fin des années 1950. Le photographe est un amateur avéré, sa lentille est, au mieux, de qualité médiocre : les bords sont terriblement flous et déformés, mais le personnage principal est sauf. Et quel personnage : notre âne porte toutes les misères de son rang dans ses traits résignés. Même son ombre s’étale lamentablement sur le bitume, on dirait que son cadavre le devance déjà. Il courbe l’échine, ferme les yeux dans une expression à l’humanité dérangeante, et s’il pouvait s’exprimer, gageons qu’il ne proférerait pas que des gentillesses. Car tout noble qu’il est, ayant autrefois porté le Christ à Jérusalem, il est ici la vedette d’un spectacle ridicule, traîné sur cet asphalte anonyme au son d’un tambourin. Entre ses yeux, son propriétaire a tenté une décoration qui lui donne un air de « bosta ». C’est tout juste s’il n’a pas tagué son derrière avec des citations populaires. L’âne s’avance, il n’a pas le choix, il n’a même plus la force de faire son têtu, et puisqu’il faut se donner en spectacle, donnons-nous en spectacle et qu’on en finisse. Même un veau mené à l’abattoir aurait l’air d’un boute-en-train à côté.

L’humeur des enfants tout autour est aux antipodes de celle de l’âne : la misère de la bête les rend hilares ; la minute d’avant la prise, ils ont probablement laissé tomber tous leurs jeux pour se précipiter ; attirés par le rythme du tambourin, ils ont aperçu la bête, l’ont taquinée et beaucoup ri ; il reste des traces de ces rires sur le cliché, mais au dernier moment avant le déclic, le photographe a attiré les regards ; se faire prendre en photo, en voilà une autre attraction, prenons vite de la contenance : l’âne n’est même plus la vedette. Ce que les enfants peuvent être cruels…

Et le monsieur qui va tenter de glaner quelques piastres après son spectacle, qui est-il ? Un anonyme que l’exode rural a précipité vers la ville pour survivre autant que faire se peut. Il mélange curieusement la première et la deuxième moitié du XXe siècle : en bas, le sarouel noir, en haut, une veste urbaine. Même ses moustaches sortent d’un autre temps, ce sont des moustaches dites « en brosse à dents », rasées sur les bords en préservant quelques centimètres sous le nez, typiques des années 1920. On les a vues arborées par Chaplin, Hitler et mon grand-père, mais ici elles sont totalement anachroniques. Pourtant, le bonhomme est bien jeune, si ça se trouve, c’est tout ce que son père lui a laissé en héritage. Jeune et fier : il tient sa baguette et règne sur son âne comme un sergent-major. 

Elles étaient belles, nos rues dans ces années-là. Elles étaient vides, et les enfants les avaient transformées en terrains de jeux. On ne voit qu’une seule voiture ici, le reste n’est qu’asphalte et poussière. Derrière, un bel immeuble tout neuf s’orne de fer forgé, de plafonds hauts ; on n’est plus habitué aujourd’hui à voir ces façades épurées dont est absent l’horrible climatiseur, on préfère les détruire. Et comme on ne peut être et avoir été, on se contentera de ressentir dans cette photo la vitesse du temps qui passe et ses irrémédiables changements sur les ânes et les hommes. Et sur les enfants, aussi, pour qui la rue n’est plus qu’une voie dangereuse pour aller d’un point à un autre dans une ville surpeuplée.


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Cette photographie est un appel à témoin. Seule la personne qui a vécu dans cette rue à cette époque-là pourra en reconnaître le lieu et éventuellement les personnages, bien que les chances d’atteindre ce précieux anonyme soient quasiment nulles. Mais sait-on jamais ! Car pour nous autres, simples voyeurs, il s’agit d’une banale rue de Beyrouth non identifiée. L’enseigne HDM à...

commentaires (4)

Belle evocation ...

Danielle Sara

21 h 18, le 24 juin 2018

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Belle evocation ...

    Danielle Sara

    21 h 18, le 24 juin 2018

  • Pauvres gamins d'aujourd'hui qui ne connaîtront jamais l'ultime bonheur de jouer à gendarmes-voleurs ou cowboys-indiens dans leurs rues et terrains vagues avoisinants ... ...

    Remy Martin

    21 h 02, le 23 juin 2018

  • Tout ce que je peux dire est que le baudet n'est pas un âne mais plutôt un ânon. Puis-je ajouter que jamais un âne n'a écrasé un piéton, ni pollué l'air, ni permis à un nouveau riche de fanfaronner... Un marchand ambulant venait tous les vendredis proposer aux ménagères de mon village de Sarba des accessoires de couture que portait son âne gris. Personne ne connaissait son nom, il se prénommait Brahim. Pour le distinguer des autres Brahim nombreux au villages, Elles lui avaient donné le nom de Brahim el-Hmar. C'était un nom comme les autres noms, pourvu qu'elles achètent ses aiguilles, ses épingles et ses bobines de fils.

    Un Libanais

    20 h 33, le 23 juin 2018

  • Belle photo, une époque quand les rues n'étaient pas encore remplis de voitures ...

    Stes David

    12 h 35, le 23 juin 2018

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