Rechercher
Rechercher

Liban - Retour sur l’histoire

Quand le Liban naturalisait, d’un seul décret, des dizaines de milliers de personnes

Le 11 mai 2018, quelque 400 étrangers, à majorité palestiniens et syriens, étaient naturalisés sur décision du chef de l’État, Michel Aoun. Depuis, la polémique ne cesse d’enfler. Mais il ne s’agit pas d’une première. En 1994, des dizaines de milliers d’étrangers avaient été naturalisés, une décision dont les conséquences sont toujours d’actualité. Retour sur cet épisode.

L’ex-président libanais de la République Élias Hraoui (g.) et l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 16 novembre 1994, au palais de Baabda. Photo d’archives Dalati et Nohra

Le 11 mai 2018, le président de la République libanaise, Michel Aoun, le Premier ministre désigné, Saad Hariri, et le ministre sortant de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, signaient un décret de naturalisation de quelque 400 personnes, à majorité palestiniennes et syriennes, dont des figures proches du régime du président syrien Bachar el-Assad. Après des fuites et un début de polémique, les autorités se sont résolues, le 7 juin, à le rendre public. Une publication qui n’éteint toutefois pas la controverse autour de certains noms inscrits sur le décret, et de la manière dont il a été promulgué. Ainsi, alors que le patriarche maronite Béchara Raï dénonçait, en début de semaine, « un décret promulgué sous le manteau et avec des noms suspects qui ne sont pas dignes de la nationalité libanaise », une équipe juridique des Forces libanaises, des Kataëb et du Parti socialiste progressiste poursuivait l’étude du dossier du recours en invalidation dudit décret.

Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire du Liban, qu’un décret de naturalisation fait des remous. En 1994, c’est un décret d’une autre ampleur, le décret 5247/94, qui avait fait couler de l’encre. Ce texte accordait en effet la nationalité libanaise non pas à quelques centaines, mais à des dizaines de milliers d’étrangers (entre 150 000 et 200 000 selon diverses sources), à majorité musulmans, dont de nombreux Palestiniens. Une première dans l’histoire du Liban indépendant de par le nombre de bénéficiaires de cette décision. Retour sur cette affaire.


Décision « nationale et courageuse »
Mardi 21 juin 1994. Un débat de politique générale se tient au Parlement libanais. Dans un discours, le chef du gouvernement de l’époque, Rafic Hariri, annonce, à la surprise générale, la signature d’un décret de naturalisation. Le Premier ministre salue « la décision patriote et courageuse » du chef de l’État de l’époque, Élias Hraoui, ainsi que les « efforts fournis par le ministre de l’Intérieur, Béchara Merhej, et son équipe pour que des milliers de citoyens puissent avoir la nationalité de leur pays après de longues années d’endurance ». Le décret en question n’a pas été discuté au préalable en Conseil des ministres.

Alors qu’il annonce ce décret, M. Hariri reste vague sur le nombre, la nationalité et la confession des personnes naturalisées. Immédiatement, des chiffres contradictoires se mettent à circuler. Une source proche de la présidence de la République précise que le nombre de personnes naturalisées est de 100 000, et qu’il y a presque autant de chrétiens que de musulmans. Une source ministérielle indique, pour sa part, que le nombre de citoyens naturalisés s’élève à 130 000, dont une bonne majorité de musulmans. La naturalisation de Palestiniens étant contraire à la Constitution de 1990, les autorités tiennent toutefois à préciser qu’il n’y a pas de Palestinien sur la liste, « par souci d’éviter le piège de l’implantation de centaines de milliers de réfugiés établis au Liban depuis 1948 ». D’autres sources évoquent 150 000 naturalisés, car dans de nombreux cas, le nom de la personne naturalisée est simplement accompagné des mentions vagues « famille » ou « et femmes et enfants », sans précision chiffrée.


(Lire aussi : FL, Kataëb et PSP s’activent en attendant la décision de Aoun...)


Les « Arabes de Wadi Khaled » et les « sept villages »
Parmi les bénéficiaires du décret, figurent une dizaine de milliers de musulmans sunnites apatrides résidant dans le nord du pays, appelés « les Arabes de Wadi Khaled », ainsi qu’une dizaine de milliers de chiites originaires de sept villages de l’extrême sud du pays. Lors d’un recensement effectué au Liban en 1932, sous le mandat français, les Arabes de Wadi Khaled vivant à cheval entre le Liban et la Syrie n’avaient pas été comptabilisés, ni les habitants de ces sept villages, situés dans le nord de la Palestine, à l’époque sous mandat britannique. Des Arméniens, des syriaques, des chaldéens venus de Syrie et d’Irak, des Kurdes et des alaouites ainsi que de nombreuses personnes de mère libanaise et de père étranger font aussi partie des personnes naturalisées par le décret 5247/94.

Au sein de la communauté maronite, on ne cache pas son mécontentement. Quelques heures seulement après le discours de Rafic Hariri, l’ex-député Nehmetallah Abi Nasr, à l’époque secrétaire général de la Ligue maronite, dénonce un déséquilibre à l’avantage des communautés musulmanes.

Au lendemain de l’annonce de Rafic Hariri, Béchara Merhej tient une conférence de presse durant laquelle il aborde le décret, mais reste avare sur les détails. Il omet de communiquer le nombre exact des personnes naturalisées ainsi que leur répartition confessionnelle et régionale, et lit soigneusement une déclaration mettant en relief le caractère humain et social de la mesure. « Les impératifs de l’entente nationale ont été respectés », se félicite-t-il. « Pour respecter les directives de l’accord de Taëf et de la Ligue arabe, et par respect pour leur identité nationale, les Palestiniens ont été exclus de cette démarche », affirme-t-il.



Le ministre de l'Intérieur Béchara Merhej lors d'une conférence de presse le 22 juin 1994. Archives/OLJ



Dans les jours qui suivent, la grogne continue néanmoins de monter dans les milieux maronites, alors que des informations sur la naturalisation de Palestiniens se multiplient. Le patriarche maronite de l’époque, Mgr Nasrallah Sfeir, déplore qu’un grand nombre de personnes d’origine libanaise n’aient pas eu droit à la nationalité. Les Kataëb, dirigés par Georges Saadé, et le Bloc national émettent également des réserves. Le Parti communiste libanais, lui, se félicite de ce décret qu’il qualifie de « pas politique important et courageux réalisé par le gouvernement ».


(Repère : Naturalisation : ce que dit la loi au Liban)


Le recours en annulation de la Ligue maronite
Le 26 août 1994, un peu plus de deux mois après l’annonce du décret, la Ligue maronite présente devant le Conseil d’État un recours en annulation. Parmi les raisons invoquées, la naturalisation anticonstitutionnelle de Palestiniens, la naturalisation illégale ou frauduleuse de beaucoup d’autres personnes et le déséquilibre démographique et confessionnel qui en découle. Trois jours plus tard, un responsable de l’Organisation de libération de la Palestine affirme que 27 000 Palestiniens font partie des bénéficiaires de la naturalisation. D’autres sources évoqueront plus tard le chiffre de 40 000 Palestiniens.

Ce n’est que le 7 mai 2003, soit près de neuf ans après le discours de M. Hariri au Parlement, que le Conseil d’État statuera sur le recours de la Ligue maronite. Dans sa décision 484/2003, le CE exclut une annulation pure et simple du décret. Mais il reconnaît que plusieurs catégories de personnes naturalisées posent problème, notamment celles dont la naturalisation va à l’encontre de la Constitution, en d’autres termes les Palestiniens, et celles dont les dossiers ont été bâtis sur des infractions à la loi (actes de naissance falsifiés, par exemple). Tout en reconnaissant que de nombreuses personnes naturalisées méritaient l’obtention de la nationalité libanaise, le CE demande au ministère de l’Intérieur de former des commissions qui réétudieront les cas un par un, afin de radier ceux qui ne la méritent pas.

Deux commissions sont alors formées, l’une composée de juristes, l’autre d’officiers. En 2004, ces commissions recommandent le retrait de la nationalité à environ 1 940 personnes l’ayant obtenue par le biais du décret de 1994. Aucun décret de retrait ne sera toutefois promulgué, le ministère de l’Intérieur et le Conseil des ministres se renvoyant constamment la balle.


(Lire aussi : Khalil suggère d’autres naturalisations)


Des années d’immobilisme
En 2008, le député Boutros Harb présente une proposition de loi en vue de la création d’une commission indépendante chargée de trancher sur le cas des dossiers de naturalisation douteux. Parallèlement, de nombreuses voix s’élèvent contre l’accès au vote, lors des législatives successives, des personnes naturalisées à tort, les détracteurs du décret accusant les leaders politiques de l’époque d’avoir voulu gonfler les rangs de leurs électeurs par le biais des naturalisations. Nehmetallah Abi Nasr évoque ainsi, en 2011, le cas du village de Ammiq, dans la Békaa, où quelque 200 naturalisés sunnites venus de Syrie sont venus s’ajouter à la population chrétienne. « Tout le monde a pu les voir venir en bus toucher (de l’argent), voter et repartir », affirme-t-il.

Après des années d’immobilisme, le président de la République de l’époque, Michel Sleiman, signe le 29 octobre 2011 les décrets 6690 et 6691 pour retirer la nationalité à environ 200 personnes naturalisées en 1994. Il s’agit de Palestiniens et d’autres personnes n’ayant pas d’origines libanaises. Mais trois ans plus tard, en mai 2014, c’est le même Michel Sleiman qui signe, une semaine avant la fin de son mandat, un décret non publié naturalisant 644 personnes. Selon des informations de presse, des Syriens, des Palestiniens et des personnes condamnées par la justice faisaient partie des bénéficiaires.

Jusqu’à ce jour, le ministère de l’Intérieur n’a toujours pas examiné la totalité des dossiers des personnes naturalisées en 1994 et un casse-tête juridique se pose concernant les droits acquis, entre-temps, par ces Libanais naturalisés.


Dans la même rubrique

Lorsque le Liban avait deux gouvernements...

Quand le gouvernement libanais nommait des députés...

« Guerre d’élimination », tutelle syrienne, accord de Meerab : l’histoire des relations entre le CPL et les FL


Le 11 mai 2018, le président de la République libanaise, Michel Aoun, le Premier ministre désigné, Saad Hariri, et le ministre sortant de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, signaient un décret de naturalisation de quelque 400 personnes, à majorité palestiniennes et syriennes, dont des figures proches du régime du président syrien Bachar el-Assad. Après des fuites et un début de...

commentaires (9)

On dirait un pays à vendre et qui paye le plus .

Antoine Sabbagha

19 h 32, le 13 juin 2018

Tous les commentaires

Commentaires (9)

  • On dirait un pays à vendre et qui paye le plus .

    Antoine Sabbagha

    19 h 32, le 13 juin 2018

  • IL NE FAUT PAS OUBLIER QU'A CE MOMENT LA LES SYRIENS ETAIENT AU LIBAN ET CONTROLAIENT TOUT

    Bery tus

    15 h 32, le 13 juin 2018

  • KELLON METEL BA3DON !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 15, le 13 juin 2018

  • IL EST TRES CURIEUX DE CONSTATER QUE CERTAINS PRENNENT POUR EXEMPLE " humain " DES PAYS OCCIDENTAUX.... LORSQU'IL S'AGIT DE CE PROBLEME... MAIS REJETTENT LES MOEURS DE CES MEMES PAYS LORSQU'IL S'AGIT DE PRENDRE POUR EXEMPLE LEURS AUTRES MOEURS DE PAYS CIVILISE !

    Gaby SIOUFI

    12 h 42, le 13 juin 2018

  • 150 000 et + naturalises , plusieurs tentatives de LIBANAIS PURS ET DURS de retirer le decret, pour le moins de reetudier les cas naturalises : SANS SUCCES ! alors a quoi nous attendre lorsqu'il s'agit de qqs 407 personnes miserables ( je ne suis pas sur si pour certains, le nombre de leurs epouses & enfants ) doivent y etre ajoutes .

    Gaby SIOUFI

    11 h 11, le 13 juin 2018

  • LA MASCARADE OU PLUTOT LE MASSACRE DE 1922 CONTINU.... QUAND LA FRANCE DU MANDAT VOULAIT DECLARE OFFICIELLEMENT L'ETAT DU LIBAN,,LE MASOCHISME DES DIRIGANTS DE L'EPOQUE ONT ANIHILER 4000 ANS D'HISTOIRE POUR LIBANISER MALGRE EUX LES HABITANTS DES TERRITOIRES ANNEXES ...... AINSI FUT CREE DE TOUTE PIECE UN ETAT ETHEROCLITE DE NEGATIONS POUR EN FAIRE UNE NATION MALGRE ELLE..... EN 43 ET EN 48 MEME ERREUR D'AIGUILLAGE,,,, ET DEPUIS LA FARCE CONTINUE ........... A CHAQUE FOIS QUE BASTA FERMAIT POUR L'ALGERIE ,,, GEMAYZE DEVAIT LE FAIRE DE FORCE... A CHAQUE FOIS QUE BASTA FERMAIT POUR LA PALESTINE GEMAYZE DEVAIT LE FAIRE SINON IL EST ACCUSER D'ETRE AGENT DU SIONISME..... IL ETAIT INTERDIT A GEMAYSE DE DIRE ""LIBAN D'ABORD"" CES NATURALISATIONS NE SONT QUE L'APANAGE DE CETTE CATASTROPHE DE 1922 APPELLEE ""L'ETAT DU GRAND LIBAN"" LE PETIT LIBAN AURAIT PU ETRE LE SINGAPOUR ,,,LE MONACO OU MEME LE LUXEMBOURG DE LA REGION ... DE SURCROIT EN 1943,,,A DEFAUT D'AVOIR PU ETRE UN TERRITOIRE D'OUTRE MER NOUS AVONS CHOISIT D'ETRE UN TERRITOIRE D'OUTRE MERDE..... EN 1946 ON S'EST TRAHIT SOIT MEME EN ADHERANT A CET AUTRE MACHIN SURNOMEE ""LIGUE ARABE"" ????? COMBLE DE MASOCHISME,,,,,,, QQS NATURALISATION PAR SI ET PAR LA NE VA RIEN CHANGER AU DESASTRE DE 1922 ,,,,L'EQUATION EST FAITES TRAHIR SON PASSER C'EST ALLIENER SON AVENIR.......

    michel raphael

    11 h 01, le 13 juin 2018

  • Non seulement le liban naturalise depuis qu'il EXISTE en tant que Liban, mais aussi il n'y a pas que le liban qui naturalise. C'est propre à tous les états du monde de le faire . Et les libanais que nous sommes en savons plus que tous les autres peuples du monde . Après si on dit que c'est une chose qui SE monnaie entre telle date à telle date, je veux Bien le croire, mais ça se passe pareil ailleurs , avez vous entendu parler du scandale des naturalisations du Portugal ? Oui là en ce moment , et on parle d'un pays européen. M'enfinnnnnnnnnn. .

    FRIK-A-FRAK

    10 h 23, le 13 juin 2018

  • Le "dieu dollar" a toujours mené les Libanais, et continue de le faire, en plus de la mentalité de collabo envers l'extérieur, avec tous les avantages qu'elle procure. Cela ne changera malheureusement jamais, c'est dans les gênes de presque tous les Libanais, la preuve: l'état lamentable dans lequel notre pays se trouve en...2018 Irène Saïd

    Irene Said

    09 h 44, le 13 juin 2018

  • Tout ceux qui ont fait de la politique entre 1990 et 2005 ont ete des collabo, absolument tous

    George Khoury

    08 h 55, le 13 juin 2018

Retour en haut