“La sieste 2”, 2015, Ninar Esber.
“La sieste 2”, 2015, Ninar Esber.

À l’époque de #metoo et de #notsurprised, le constat fait mal : les femmes artistes demeurent moins nombreuses, moins payées, moins aidées, moins programmées, moins récompensées que leurs alter ego masculins. «Les femmes artistes n’ont pas atteint l’égalité. Elles restent insuffisamment visibles», s’insurge l’artiste Lamia Joreige, également cofondatrice du Beirut Art Center qu’elle a codirigé jusqu’en 2014. Bien sûr, la plupart des galeries libanaises comptent des femmes dans leurs écuries : leur part oscille entre 21 et 43 % parmi les quatre grandes galeries de la capitale (Saleh Barakat, Sfeir-Semler, Tanit et Janine Rubeiz). Mais ces créatrices restent encore largement malmenées : Saleh Barakat, par exemple, qui a présenté lors de la foire d’Art Dubai (mars 2018), une exposition 100 % femmes autour du thème des jardins mythologiques, n’hésite pas à affirmer que ce choix relève d’une «prise de risque», tant "l’art au féminin" attirerait peu curieux ou collectionneurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et Nayla Kettaneh, fondatrice de la galerie Tanit de Gemmayzé, le résume dans une formule choc : «Les femmes se vendent moins bien et moins cher.»

Inégalités mondiales

Ce constat, une étude publiée par deux chercheurs de l’Université de Luxembourg en 2017 le relaie au niveau mondial: en analysant plus de 1,5 million d’enchères, réalisées entre 1970 et 2013, les chercheurs ont constaté que les œuvres signées par des hommes s'adjugent en moyenne 47,6 % plus chères que celles réalisées par des femmes. Prix moyen d'une vente : 48 212 dollars pour un homme quand il n’est que de 25 212 dollars pour une femme ! Si on manque de statistiques côté libanais, le différentiel entre le record de l’artiste libanais le mieux vendu lors d’adjudication (605 000 en 2013 pour une toile de Paul Guiragossian) et son concurrent féminin (350 000 dollars en 2017 pour une sculpture de Saloua Raouda Choucair) est presque similaire : 43 % en défaveur du deuxième sexe ! «Aucune femme n’a encore atteint ou dépassé le record d’un homme artiste», assène Abraham Karabajakian, grand collectionneur devant l’éternel (Collection Ka), qui a organisé en 2015 une exposition dédiée aux femmes peintres libanaises dans l’enceinte du centre commercial ABC d’Achrafié.


En mars dernier, "Good luck" de Huguette Caland a été adjugée 162 500 dollars chez Christies


Tradition d’exclusion

L’explication, nous la connaissons tous : dans le monde entier, la société tarde à reconnaître la contribution financière des femmes, artistes ou pas. «Travailler, soutenir financièrement leur foyer ne figurait pas parmi les obligations d’une femme, rappelle Lamia Joreige. C’est seulement avec le mouvement d’émancipation que la question de leur rétribution financière s’est posée.» Le monde de l’art n’échappe pas à la règle : «Pendant longtemps, les femmes ont été exclues des écoles d’art et des académies. On leur a interdit de copier le nu d’après-nature. On a sous-estimé leurs contributions (dans les domaines réputés mineurs du portrait, des compositions florales ou des scènes domestiques) ; très souvent on les a reléguées dans la sphère rassurante et “mineure” des arts appliqués», rappelle l’historienne de l’art Simona Bartolena dans son remarquable ouvrage “Femmes artistes, de la Renaissance au XXIe siècle”. Être artiste, pour une femme, alors, passait pour un élégant passe-temps aux yeux de la société du milieu du XXe siècle.

Dans un article du New Yorker (2017), consacré à Huguette Caland, la journaliste résume à grand trait l’enjeu : fille de l’ancien président de la République, Béchara el-Khoury, « elle savait ce qu’on attendait d’elle : être une épouse, une mère et porter du Chanel. Mais elle savait aussi ce qu’elle était : une artiste avec sa propre perception de ce que signifiait une “existence satisfaisante”. Pour Huguette Caland, qui se maria malgré tout, cela signifia mener une vie de bohème et de libertés autant sexuelles qu’artistiques. Au Liban, malgré l’ouverture culturelle des élites, la structure patriarcale maintient ces mêmes préjugés. «On a longtemps perçu les carrières artistiques comme manquant de sérieux», relève encore Lamia Joreige. Et ce n’est pas un hasard si le “sexe faible” se trouve sur-représenté dans ces professions : l’ouverture de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), en 1937, 50 % des élèves appartenaient au second sexe. Aujourd’hui, elles représentent même 90 % des inscrits de la section “arts visuels" de l’Alba.

Exposition pionnière en 2006

Mais le vent tourne. «Dans la région, la femme gagne en reconnaissance. Même un pays aussi figé que l’Arabie saoudite lui reconnaît une plus grande émancipation», assure Abraham Karabajakian. Partout, se multiplient les expositions consacrées aux femmes. Au Liban, ce mouvement de reconnaissance date d’une bonne dizaine d’années. Première à avoir pris conscience de l’importance de la création féminine : l'artiste et curatrice Zena el-Khalil. Celle-ci a organisé dès 2006 la première exposition entièrement consacrée aux femmes artistes avec un titre évocateur : “Shu tabkha, ya mara ?” (“Femme, qu’est-ce que tu cuisines ?”). Depuis, les expositions collectives, voire les rétrospectives se succèdent.

Davantage exposées, les créatrices se retrouvent aussi de plus en plus souvent “stars des adjudications”. Pour preuve : en octobre 2017, lors des enchères menées par la commissaire Nada Boulos al-Assad (At Auction), à Beyrouth, une œuvre, issue de la série “Silent Letters”, de Huguette Caland, s’est vendue 60 000 dollars (hors commissions) tandis qu’une aquarelle d’Etel Adnan trouvait preneur à 40 000 dollars (hors commissions) après un combat entre plusieurs collectionneurs. « Pour des œuvres de cette taille, utilisant ces techniques, ce sont des records », affirme encore Abraham Karabajakian.

Comment expliquer ce revirement ? D’abord, par le marché lui-même : les coqueluches de naguère sont tombées en désuétude : si les années 1990 et 2000 avaient porté aux nues l’art conceptuel et ses artistes “cérébraux”, ce courant semble désormais trop spéculatif et bien trop risqué pour se maintenir au firmament des ventes. Refroidis par quelques grosses méventes sur le plan international, les acheteurs se sont rabattus sur les artistes avec davantage de bouteille. Au Liban, après avoir exhumé quelques artistes méconnus – on voit ainsi la cote des peintres Aref al-Rayess ou de Fadi Aouad monter doucement mais sûrement depuis plusieurs années – les galeries et les maisons d’enchères braquent désormais les projecteurs sur leur pendant féminin.


Cette oeuvre de Bibi Zogbé est partie à 20 000 dollars, soit plus du double de son estimation, lors de la dernière vente Christies, en mars 2018


La revanche des grands-mères

Mais attention : pas n’importe quelle femme artiste. Le marché ayant une nette prédilection pour des figures de “grands-mères rebelles” – soit des femmes aux 80 printemps bien sonnés – dont la peinture ou les sculptures témoignent d’une puissante liberté de pensée, ainsi que d’une émancipation du carcan et des stéréotypes de la société. «Cela prouve qu’il n’est jamais trop tard», s’amuse Abraham Karabajakian. De ces “vieilles dames” iconoclastes et farfelues cinq au moins tirent clairement la couverture : les cotes de Huguette Caland, de Saloua Choucair, mais aussi d’Etel Adnan, de Helen Khal ou encore d’Yvette Achkar connaissent ainsi une sorte de réévaluation éclair, avec 30 à 50 % supplémentaires. «Toutes ont vécu à l’étranger. Ce qui explique aussi qu’elles aient pâti d’un manque de visibilité dans leur pays d’origine : la guerre ayant jeté bas la plupart des institutions culturelles au Liban. Lorsque le conflit s’est terminé et que la vie culturelle a repris, ces créatrices menaient pour la plupart des carrières à l’étranger. Ce n’est que très tardivement que certaines sont rentrées au Liban ou que le marché local les a redécouvertes», ajoute Abraham Karabajakian. Pionnière de l’art abstrait au Liban, Saloua Raouda Choucair était ainsi encore complètement méconnue il y a très peu de temps : son travail était resté confidentiel jusqu’à sa première véritable rétrospective en 2011 au Beirut Exhibition Center. Elle avait alors 95 ans ! Mais la véritable consécration lui viendra de la Tate Modern de Londres qui lui dédie une rétrospective en 2013. Aujourd’hui, une de ses sculptures peut se vendre 350 000 dollars.

Liberté de ton et de forme

Pourquoi une si tardive consécration ? Sans doute parce que ces créatrices ont su faire preuve d’une puissante originalité, que le marché de l’art reconnaît enfin. En cela, “l’infériorité” artistique dont on taxait leur travail du temps de leur jeunesse n’a pas eu que des inconvénients. « À n’être pas sous les feux de la rampe, on gagne une plus grande liberté d’expression, fait valoir l’artiste Ninar Esber, dont le travail sur la représentation des corps féminins se moque en particulier des clichés masculins (voir photo). On peut s’emparer de sujets, plus intimes, moins main streams, davantage politiques. » L’absence de contraintes de la part des galeries ou du marché leur donne alors un véritable rôle d’expérimentation et d’avant-garde. « Ces créatrices avaient le luxe d’être libres. Elles pouvaient davantage improviser et s’essayer à des formes ou des techniques que la pression sociale, la quête du succès rendait plus délicate aux hommes », assure Abraham Karabajakian. Valent-elles le coup aujourd’hui ? Pour le collectionneur, pas de doute : «Leur cote représente une évaluation plus juste. Une artiste comme Huguette Caland a travaillé des formes et des thèmes auxquels très peu d’hommes ont osé se confronter. C’est aussi leur singularité que le marché reconnaît.» Si certaines comme Huguette Caland ou Saloua Raouda Choucair sont quasi hors de portée des bourses du commun des mortels, quelques-unes restent encore abordables. Si vous en avez les moyens, précipitez-vous. Elles tiennent leur revanche.