Un article du Dossier

Élections 2018 : le pouvoir de l'argent

Dans les campagnes électorales libanaises, tout s’achète et tout se vend, y compris le temps de parole. Information ou publicité, certains médias mélangent volontairement les genres. Faute de volonté politique, ces pratiques portent atteinte à la capacité de discernement des électeurs et renforcent le pouvoir de l’argent sur le scrutin. 

La visibilité, en période électorale, se paie très cher. Et les médias libanais, qui souffrent depuis quelques années de la baisse des dépenses publicitaires (-8,1 % en 2017), entendent bien en profiter pour se refaire une santé. Le rapport de force plaide surtout en faveur des chaînes de télévision qui, selon un sondage récent commandé par un parti politique, sont les premières sources d’informations politiques des Libanais durant la campagne (citées par 94 % des sondés). Elles sont suivies par les réseaux sociaux (55 %), les sites d’informations en ligne (22 %), la radio (16 %) et les journaux (14 %). Conformément à la loi électorale votée en 2017, la majorité des médias ont envoyé à la Commission de supervision des élections une liste des prix demandés aux candidats à la fois pour la publicité électorale classique et pour ce que la loi qualifie de “propagande électorale”. Ce terme comprend « toute matière relative aux programmes, aux campagnes ou aux positions électorales et politiques des candidats, tournée à l’intérieur comme à l’extérieur des studios, que le candidat souhaite utiliser pour s’adresser aux électeurs à travers une diffusion effectuée pour son propre compte, et contre rémunération, dans le cadre des programmes médiatiques réservés à cette fin ». La publicité et la propagande électorales sont donc payantes par opposition à l’information électorale qui comprend « les bulletins d’informations, les analyses, les discours, les interviews, les débats, les talk-shows, les enquêtes, les conférences de presse et les entretiens, en rapport direct ou indirect avec les élections, qui sont diffusés sans contrepartie financière ».

Le Commerce du Levant a eu accès aux listes des prix envoyés par les principales chaînes de télévision. Les copies consultées révèlent une forte inflation mais aussi une confusion des genres qui profite à certains médias et leurs clients, au détriment du téléspectateur. Une publicité sur la LBCI, par exemple, vendue normalement entre 1 750 et 6 500 dollars selon l’horaire, est facturée aux candidats entre 1 750 et 8 500 dollars en mars, et entre 2 750 et 13 000 dollars en avril et mai. Sur MTV et New TV, les prix plafonnent à 12 000 dollars en mai. Dans le document consulté par Le Commerce du Levant, ces trois chaînes ne spécifient pas les formats proposés (spots, interviews, reportages). New TV ajoute néanmoins le prix des retransmissions en direct, 20 000 à 28 000 dollars en journée, et entre 50 000 et 72 000 dollars en prime time. De son côté al-Manar propose aussi des formats non spécifiés allant de 30 secondes à 12 minutes pour 1 000 à 25 000 dollars, et des interviews de 20 minutes à 20 000 dollars avant 18 heures, et 40 000 après. Quant à Future TV et OTV, elles vendent des apparitions dans des émissions qui ne sont pourtant pas « réservées à cette fin » comme le prévoit la loi. OTV, par exemple, monnaye une interview de 10 minutes dans le programme “Agenda Lyom” entre 2 000 et 3 000 dollars. Pour 750 à 1 250 dollars, un candidat peut même se faire inviter au “Journal télévisé”. À Future TV un passage de 10 minutes au “journal” du soir coûte 15 000 dollars. Or, les journaux sont censés transmettre de l’information et non de la propagande.

Au-delà des tarifs officiels, plusieurs candidats ont assuré au Commerce du Levant que les passages dans certaines émissions politiques étaient également facturés. Deux sources ont notamment évoqué le cas du talk-show phare de la LBCI, “Kalam enass”, animé jusqu’au 29 mars par Marcel Ghanem, et où l’apparition durant la campagne pouvait se monnayer jusqu’à 200 000 dollars. « La direction n’a jamais exigé un paiement pour “Kalam ennas”, ni avant ni durant les élections, dément toutefois le PDG de la chaîne, Pierre Daher. La chaîne se réserve seulement le droit de choisir les invités du programme. » La presse écrite n’est pas en reste. Le Commerce du Levant a pu consulter les tarifs proposés par un célèbre site d’informations en ligne envoyé à certains candidats. Le portail propose trois packages : le “Bronze” d’une valeur de 10 000 dollars incluant des publicités, l’envoi de SMS et des appels promotionnels aux électeurs ; le “Silver” offre en plus des articles et plusieurs vidéos diffusées sur le site et sur ses réseaux sociaux pour 30 000 dollars ; et, enfin, le “Gold” à 100 000 dollars propose en prime des interviews filmées.

Sur la brochure des tarifs, un article sur le site s’achète à 500 dollars pièce et peut monter jusqu’à 1 200 dollars s’il est accompagné d’une vidéo. Sur la plate-forme, le lecteur ne peut en aucun cas faire la différence entre le contenu payé et celui qui ne l’est pas. La loi impose aux médias de mentionner explicitement le caractère payant pour les publicités électorales, mais fait l’impasse sur les autres contenus payants. Interrogé, le fondateur du site reconnaît la pratique à demi-mot : « Il va sans dire qu’un candidat qui achète un package de publicités, nous allons essayer de le booster. Vous développez forcément une relation un peu plus privilégiée avec lui. »

De quoi questionner le traitement médiatique d’une campagne où la parole s’achète à prix d’or. Et avec elle, l’indépendance des journalistes. « À la radio, un spot publicitaire de trente secondes se vend à 100 dollars, raconte ce propriétaire de deux stations. Pour les élections, le tarif d’une interview de trente minutes dans une émission est, lui, fixé à 4 000 dollars », poursuit-il. Pour les candidats, le recours à du contenu payant, notamment à la télévision, permet d’économiser les frais de production d’un spot publicitaire en bonne et due forme, sachant qu’une vidéo de qualité peut coûter jusqu’à 100 000 dollars. Mais il est surtout plus efficace. Aux yeux des lecteurs ou des téléspectateurs, la propagande déguisée en information paraît plus fiable, puisqu’elle engage la crédibilité du titre et surtout du journaliste. Mais, si même l’information est à vendre, comment les candidats les moins bien nantis peuvent-ils faire entendre leur voix ? Comment les électeurs peuvent-ils voter en toute connaissance de cause s’ils n’ont accès qu’à une information télécommandée ? La loi prévoit deux garde-fous permettant, en théorie, de neutraliser l’impact de l’argent sur le scrutin, dont la première est la gratuité du temps d’antenne de la télévision publique, Télé-Liban. Mais vu son taux d’audience, les candidats ont peu de chance de trouver leurs électeurs sur cette chaîne.

Le deuxième est la Commission de supervision des élections qui doit garantir une couverture médiatique équitable des élections. Selon la loi, elle doit « transmettre aux médias des recommandations contraignantes, qui assurent un traitement juste, équilibré et non biaisé des différents candidats et listes en lice ». Une égalité du temps de parole entre les différents candidats doit être respectée dans « tous les programmes d’informations politiques, et généraux, y compris les bulletins d’informations, les émissions de débats politiques, les interviews, les tables rondes, les conférences ; et les retransmissions en direct des manifestations électorales, qui restent gratuites », lit-on dans le texte. Il revient aussi à la commission d’« obliger les médias lorsqu’ils reçoivent le représentant d’une liste ou un candidat à offrir à son concurrent les mêmes conditions en termes d’horaires, de durée et de nature du programme ». C’est également à l’instance de définir en amont de la campagne les « critères permettant de faire la différence entre l’information électorale et la publicité électorale. Elle peut à tout moment mener des investigations pour déterminer si un programme cache, sous couvert d’information, de la publicité illégale ».

À ce jour, la commission ne s’est pas exprimée au sujet des médias, et elle a refusé toutes les demandes d’entretien que Le Commerce du Levant lui a adressées. « La commission n’a pas encore les moyens financiers suffisants pour être efficace », note Omar Kabboul, président de la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE). Selon des informations dévoilées par al-Akhbar et relayées par l’association, sur les 30 millions de dollars alloués au ministère de l’Intérieur pour l’organisation de la campagne (sensibilisation au scrutin, installations des bureaux de vote, impression des bulletins…), cinq millions auraient été attribués à la commission. « Elle n’a pas encore tous les fonds à sa disposition et elle n’est pas encore dotée d’un comité exécutif qui fonctionne à plein régime, déplore Omar Kabboul. Pour les dernières élections législatives de 2009, la commission avait engagé quelque 70 personnes pour faire le suivi médiatique de la campagne. Mi-mars, cette année, seule une vingtaine avaient été embauchées et elles étaient encore en formation, alors que la campagne a débuté en février. »

Faut-il attribuer ce déficit de suivi à la partialité de la commission ? « Certains membres ne sont pas indépendants, soit ils ont été proposés par les partis traditionnels, soit ils sont connus pour leurs affiliations politiques », répond Omar Kabboul. Sur les onze membres de l’instance, seule Sylvana Lakkis, présidente de l’Union libanaise des handicapés physiques, est issue de la société civile. Toutefois, le travail de la commission (dont le mandat s’étend jusqu’à six mois après le jour du vote) ne pourra être réellement jugé qu’à la fin de la campagne. Car c’est elle qui sera aussi chargée de vérifier les comptes de campagnes des candidats et s’assurer que chaque apparition médiatique rémunérée figure bien sur les dépenses présentées par les candidats. Reste à savoir si ceux-ci joueront le jeu de la transparence. En 2009, seuls 5 % avaient rendu leur rapport à l’issue du scrutin.

En attendant, à ce jeu de l’argent roi, les candidats indépendants se tournent vers les réseaux sociaux. « Nous n’avons pas les moyens de rivaliser, reconnaît Gilbert Doumit, candidat de la société civile sous l’étiquette “Li baladi” (siège maronite Beyrouth I). Notre stratégie pour occuper l’espace médiatique se concentre sur les réseaux sociaux où les moyens sont bien moins importants. » En deux mois de campagne, le candidat dit avoir dépensé 2 500 dollars sur Facebook. Les réseaux sociaux permettent via des algorithmes, qui ciblent les internautes en fonction de leur lieu de résidence ou de leurs centres d’intérêts, de “booster” les publications des candidats. Un terrain là aussi investi par les partis traditionnels. « Pour faire une campagne efficace et visible sur les réseaux sociaux, il faut compter aux alentours de 10 000 dollars », estime un communicant politique.

Jusqu’à 12 000 dollars pour une tête d’affiche

Pour occuper le terrain, la bataille de l’image se joue aussi sur le bord des routes. Des débuts de février, les affichages politiques ont fleuri sur les autoroutes, les façades des immeubles. « Le marché de l’affichage connaît un boom exceptionnel à chaque campagne législative, explique un responsable d’une agence de communication politique. C’est le moyen le plus répandu pour mener des opérations ciblées dans les circonscriptions. » En trois mois de campagne électorale, un poids lourd du secteur propriétaire d’une centaine de panneaux et de plusieurs “rooftops” dans le pays confie multiplier son chiffre d’affaires mensuel par deux. « Cette période est une aubaine, remarque-t-il. Ces trois dernières années comme toute l’économie, le secteur accuse un léger ralenti, mais le taux de remplissage de mes panneaux avoisine les 85 %, contre 75 % hors période électorale. » Le long de l’autoroute Dora-Dbayé, l’axe le plus embouteillé du pays et donc le plus prisé par les annonceurs, les prix peuvent atteindre jusqu’à 12 000 dollars par mois pour une affiche de 14 mètres sur 4, contre 4 000 à 5 000 dollars en temps normal. Pour figurer en haut de l’affiche, les partis traditionnels (Forces libanaises, le Courant patriotique libre, les Kataëb ou le courant du Futur) mettent la main à la poche, tandis que d’autres formations à l’ancrage local quasi hégémonique (Hezbollah, Amal) concentrent leurs moyens sur d’autres actions (mécénat, associatif…).

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