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Liban - La Carte du Tendre

Des douceurs et des calmants

Collection Georges Boustany

Nous aurions pu, en ce 43e anniversaire du 13 avril, ressortir une de ces photos prises dans les abris avec d’anxieux parents scotchés au poste de radio et des enfants extatiques jouant au tarnib à la lueur ronflante des camping-gaz … Khay pas d’école aujourd’hui. Ou d’adolescents hirsutes en pattes d’eph singeant le Che derrière des sacs de sable. Ou encore de malheureux « civils » courant, éperdus, sous la mitraille avec leur baluchon. Les amateurs n’ont pas cessé de prendre des photos après 1975, leurs clichés ont juste changé de sujet et d’intensité ; à l’âge frivole ont succédé des années visqueuses comme du pétrole.

Quitte à commémorer le grand divorce qui a fait de nous des adultes désabusés et nostalgiques sans passer par la case jeunesse, autant revenir vers un lieu emblématique du Vieux Beyrouth qui a longtemps fédéré tout le monde avant de devenir l’image même de la discorde : la place des Martyrs.

La photo d’aujourd’hui est au départ un négatif sur plaque de verre que les mille tourments qui ont agité notre pays ont miraculeusement épargné et dont le sauvetage tient lui aussi du miracle, puisqu’il était sur le point d’être broyé par les petits hommes verts et leur benne à ordures.

Le sujet de la prise de vue est un cabriolet conduit par des énergumènes en tarbouche, sous le regard mi-étonné mi-amusé de quelques passants. Tout est propre et bien tenu, les pavés flambant neufs viennent d’être posés sous l’impulsion civilisatrice des autorités mandataires. Ils tiendront jusqu’à Solidere, protégés par l’asphalte de la modernité après l’indépendance.

L’engin en question ne fait que passer, trop vite d’ailleurs pour le temps de pause archaïque de notre émulsion sur verre: il en résulte un flou artistique, y compris sur la banderole rendue illisible ; c’est dommage, car il doit probablement s’agir d’une réclame ambulante, une révolution pour l’époque.

En revanche, le flou met en valeur l’arrière-plan, alors que tel n’était probablement pas l’objectif initial de la prise de vue. Et l’arrière-plan, quel régal ! Le photographe a immortalisé deux enseignes emblématiques de ce coin nord-ouest de la place des Martyrs dans les années 1920 : la pharmacie Garzouzi à gauche, et la fabrique de la pâtisserie-confiserie Arayssi à droite. En prolongeant le regard encore plus à droite, la ruelle ombragée est celle du souk Abou el-Nasr, tandis qu’à gauche, hors cadre, on trouvera deux des cafés les plus populaires de Beyrouth : Azar et Ahwet el-Kozaz.

Quoi de plus fédérateur qu’une pâtisserie, surtout celle des Arayssi ! Elle fut, jusqu’en 1975, le lieu des plaisirs bon marché pour tous, quelle que soit leur origine communautaire ou sociale, une adresse incontournable en plein milieu du centre-ville, un point de rendez-vous… et pourtant son histoire ne fut pas de tout repos.

Au commencement, c’est-à-dire en 1844, sous le règne ottoman, était Khaled, pâtissier de Beyrouth ayant voyagé à Istanbul afin d’offrir des « douceurs » au sultan qui, en retour, le récompensa en lui offrant des montres. Son petit-fils Khalil ouvre sa première pâtisserie dans les années 1910 à Sahat el-Khobz et devient le pionnier à Beyrouth de la confection du baklava, douceur fort appréciée des Ottomans. Le succès aidant, et secondé par ses fils Nassouh et Ahmad, Khalil emménage son atelier artisanal dans les années 1920 à côté de la pharmacie Garzouzi : notre cliché date de cette époque. En 1931, à la suite d’une violente altercation familiale, la direction de la pâtisserie est reprise par Ahmad et ses descendants sous le nom de pâtisserie Ahmad Khalil Arayssi.

Les terrains sur lesquels sont construits le café Azar, la pharmacie Garzouzi et la pâtisserie Arayssi seront littéralement labourés par les affrontements durant les quinze années de guerre. En 1990, il n’en restera plus qu’un morceau d’escalier ne menant nulle part… Aujourd’hui, c’est l’imposante mosquée al-Amine qui occupe les lieux, et, juste à côté, les tombes de Rafic Hariri et de ses compagnons assassinés le 14 février 2005.

Y a-t-il illustration plus éloquente de l’histoire mouvementée et tragique de notre pays de miel et de sang ? Nous n’en finirons jamais de panser nos plaies en dégustant des douceurs orientales… entre deux sauts à la pharmacie pour s’acheter des calmants.


Merci à Fadi Ghazzaoui, dont l’ouvrage de référence sur la place des Martyrs est en préparation.


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Nous aurions pu, en ce 43e anniversaire du 13 avril, ressortir une de ces photos prises dans les abris avec d’anxieux parents scotchés au poste de radio et des enfants extatiques jouant au tarnib à la lueur ronflante des camping-gaz … Khay pas d’école aujourd’hui. Ou d’adolescents hirsutes en pattes d’eph singeant le Che derrière des sacs de sable. Ou encore de malheureux «...

commentaires (3)

Si le ATCL de la semaine dernière a été fondée en 1919, ceux de cette voiture cabriolet des années 1920 faisaient peut-être de la publicité pour l'ATCL ...

Stes David

13 h 52, le 16 avril 2018

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Commentaires (3)

  • Si le ATCL de la semaine dernière a été fondée en 1919, ceux de cette voiture cabriolet des années 1920 faisaient peut-être de la publicité pour l'ATCL ...

    Stes David

    13 h 52, le 16 avril 2018

  • Jadis qui disait "baklawa" dit Arayssi, Samadi et Bohsali. Les Arayssi avaient deux magasins, l'un à la populaire Place des Canons à droite en montant à côté de l'ABC et l'autre à souk Abou el-Nasr. Tandis que les Samadi et Bohsali se trouvaient à la rue Emir-Bachir. Quant à moi, j'étais un client permanent de Arayssi de souk Abou-el-Nasr et ses trois gérants étaient devenus des amis. C'était aux temps du Liban heureux où il était honteux et inélégant de déclarer son appartenance religieuse.

    Un Libanais

    12 h 38, le 14 avril 2018

  • Un article qui constitue à lui tout seul un mini-documentaire sur l'histoire de La Place des Martyrs qui a bien mérité son nom. La photo sert de cadre au hors cadre à la plume nostalgique de GB.

    Marionet

    09 h 05, le 14 avril 2018

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