Rechercher
Rechercher

Culture - Le grand entretien du mois

Hanane Hajj Ali : Si seulement nous, Libanais, savions marier nos contradictions au lieu de nous entre-tuer...

Ce n’est pas un hasard si Hanane Hajj Ali, référence incontournable dans le monde du théâtre libanais et épouse du metteur en scène et comédien Roger Assaf, a grandi au sein d’une congrégation religieuse catholique dont la seule mission était de contribuer au plein d’amour dans le monde. Issue d’une famille pétrie d’amour, justement, elle perpétuera ce qu’elle a reçu de sa double éducation, brandissant le sens des libertés et le respect d’autrui, une femme insoumise qui a choisi de porter le voile dans le seul but de dévoiler. « Réveillez le monde, soyez témoins d’une autre façon d’agir et de vivre. » Ce message prononcé par un grand sage aurait pu être celui de cette femme engagée. Hanane Hajj Ali n’a pas dit ces mots, mais elle les a mis au cœur de son combat, dans une agora qu’elle a voulu libre de toute contrainte et ouverte à l’autre.

Pour Hanane Hajj Ali, le théâtre est un pèlerinage au pays de toutes les questions. Photo Nora Noor

Quelle enfance avez-vous eue ?
J’ai eu une enfance très heureuse, nourrie de contradictions et de grands moments de bonheur. Mon père, de par son métier (chef de commissariat dans les Forces de sécurité intérieure), était souvent muté dans différentes régions, du nord au sud du Liban, et la famille devait suivre. C’était le mandat du président Fouad Chéhab, celui qui, à mes yeux, était parmi les présidents les plus consciencieux, de ceux qui ont œuvré dans le domaine des droits civiques et les devoirs de l’État envers ses citoyens, de ceux qui se sont penchés sur le patrimoine culturel pour le préserver et instaurer des lois intelligentes... J’ai eu la chance de côtoyer les richesses de plus d’une communauté. Il a cependant fallu que ma mère prenne une bonne et triste décision, celle de nous envoyer, mon frère et moi, en pensionnat chez les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition à Deir el-Qamar. Cette période s’est gravée dans mon inconscient comme une période très intense où l’on avait coupé le cordon très tôt et où l’on passait notre temps à attendre nos parents de fête en fête. Et comme dans un film de Kiarostami, on scrutait le long chemin sinueux qui menait jusqu’à la vallée où le couvent avait planté son clocher, en espérant que chacune des voitures qui dévalaient la pente portait nos parents vers notre étreinte, et si la cloche sonnait sans que la voiture n’apparaisse, nous repartions en classe le cœur serré et la détresse en bandoulière.

Dans quel environnement avez-vous grandi ?
Dans ce couvent où nous avons grandi mon frère et moi, les religieuses avaient une véritable vocation, celle qui porte l’amour et la bonté très loin. Nous côtoyions des élèves issus de toutes les confessions et de tous les milieux sociaux, et cela nous a préparés à la vie, a forgé notre personnalité et nous a aguerris. Cet ensemble contradictoire fait de séparations déchirantes et d’amour reçu nous a fait grandir sans garder dans le ventre aucune rancœur. Nos parents nous offraient la richesse de la culture faute de nous offrir la richesse tout court, et c’est ainsi que j’ai perpétué et prolongé ce geste en voulant honorer l’amour et l’éducation pour mes enfants.

Quand avez-vous pressenti que votre histoire serait artistique ?
J’étais une petite chiite dans une école chrétienne. Je me souviens avoir bataillé pour faire partie de la chorale de la première communion. J’aimais à communiquer avec les anges à ma manière et écouter les histoires du Nouveau et de l’Ancien Testament. C’étaient les premières histoires qui caressaient mon ouïe de petite fille curieuse et alerte à la vie, les religieuses étaient de bonnes et tendres conteuses. Auprès de ma grande-mère, je l’écoutais lire le Coran et me dérouler la vie des prophètes tout en me berçant de ses propres histoires d’amour. Mon histoire artistique avait commencé par écouter et s’est prolongée en voulant transmettre et raconter.

Existe-t-il des gènes artistiques dans votre famille ?
C’est justement ma grand-mère issue d’un milieu très paysan dans le sud du Liban qui, malgré ses origines, était une femme qui assumait une certaine forme d’indépendance. Artiste née, dotée d’une voix magnifique, elle avait l’intelligence du cœur. Elle aimait chanter et danser. C’était la star d’un village qui trouvait que même les funérailles étaient ratées si ma grand-mère ne s’y rendait pas pour psalmodier des chants funèbres. Elle avait de surcroît le don d’improviser. C’était un magnifique mélange de traditions et d’ouverture sur le monde de l’art, une école à elle seule. Par ailleurs, mes parents ont côtoyé le monde artistique – mon père étant en charge de la sécurité générale des grands spectacles et des concerts –, ils écumaient toutes les représentations et autres pièces de théâtre. Petite, je les attendais jusque tard la nuit, faute d’avoir réussi à me faire embarquer. Plus tard, je réalisais que s’ils avaient cédé à mes demandes, j’aurais pu voir mon futur mari sur scène. Et malgré le fait que mon père vouait une grande admiration aux gens du théâtre (surtout Rida Khoury qui était actrice et fille de général), quand je lui ai annoncé que je voulais devenir actrice, c’était comme si je lui annonçais que j’allais me prostituer. Alors des années plus tard, il a fallu user de subterfuges, de petits mensonges et de la complicité de ma grand-mère pour fouler les planches.



Finalement, où l’histoire a-t-elle vraiment commencé ?
Très tôt, à l’âge où j’écoutais les chants chrétiens durant les fêtes de Noël et les incantations musulmanes, je prenais un immense plaisir. Lorsque, durant la guerre de 82, enfermés dans les abris, l’instinct de survie nous poussait à chanter et à danser, les murs couverts de suie se coloraient et prenaient des airs de fête. Un jour, une femme me dit : « Tu as du talent, il te faut étudier le théâtre », et moi de rétorquer : « Mais le théâtre ne s’apprend pas ! »

Mais votre parcours n’a pas été d’emblée artistique…
Pour satisfaire la volonté de mon père, je rejoins la faculté des sciences pour des études en génétique et biologie. C’était l’heureux temps où les universités étaient des institutions respectées à l’abri de la corruption politique, contrairement à aujourd’hui où chaque parti s’approprie un groupuscule d’élèves encore vierges pour mener leurs guerres internes et détourner des générations entières de l’essentiel, l’éducation. Quand la guerre s’installe définitivement dans le quotidien des Libanais, j’obtiens une bourse et pars poursuivre mes études à la Sorbonne. Mais j’avais toujours le ferme désir de devenir actrice et je n’étais pas sans ignorer qu’un jour, il me faudrait combattre les réticences familiales et user de quelques ruses, ce que j’ai fait. À mon retour, je poursuis mes études en biologie et je présente le concours à la faculté des beaux-arts. Il a fallu jongler entre le verre des pipettes des laboratoires et le bois des planches sans rien dire à personne. Je rejoins la compagnie de théâtre al-Hakawâti qui avait été fondée par Roger Assaf et découvre, émerveillée, que le théâtre n’était pas ce que j’avais appris à l’université, mais un art lié aux gens, à la vie, qui puise sa matière dans les histoires vécues et trouve sa forme dans l’expression communautaire. C’est grâce au travail collectif entre les artistes et les gens que l’on écrit une histoire, celle de notre pays si riche artistiquement.

Quand est-ce que vos plans ont étés déjoués ?
Un jour, à court de mensonges, il a fallu avouer à mon père que je faisais du théâtre. Pour la première fois de sa vie, mon père a levé sa main sur moi, mais c’était comme s’il se flagellait lui-même dans ma souffrance, la sienne était encore plus grande. Je me suis réfugiée chez ma grand-mère qui m’a protégée, et plutôt que de me dénoncer, elle m’a demandé de lui raconter mes expériences théâtrales. Dans la famille, j’avais l’appui des femmes…
Je m’amusais aussi à parler avec les différents accents. Un jour, après avoir assisté à la pièce Les jardins de Sanayeh, un grand critique s’est exclamé : « Quel mélange entre Marilyn Monroe et la vierge Marie ! » Mon rôle était celui d’une femme voilée sunnite qui s’émancipe et découvre, après s’être séparée de son mari, les plaisirs de la chair et l’orgasme chez son coiffeur. Toutes ces contradictions qui font la richesse de notre pays ont été mes ressources et mon combat. Si seulement nous savions les marier au lieu de plonger dans les conflits.


(Pour mémoire : Hanane Hajj Ali couronnée à Édimbourg)


Votre première expérience sur les planches ?
Si la société a une fausse idée des actrices et du théâtre, c’est un peu la faute aux artistes. Et j’ai toujours pensé que le jour où mon père découvrirait mon travail, il comprendrait la portée de ce que je fais. On avait alors décidé de lui jouer un tour et de lui dire qu’on l’emmenait à une soirée poétique. Quand le rideau s’est levé, j’ai vu mon père passer du noir à l’aubergine jusqu’à atteindre les couleurs de l’arc-en-ciel, et moi je nageais sur une mer de mercure. Depuis ce jour, c’est lui qui m’emmenait dans les villages pour mes représentations. Quant à ma grand-mère, au milieu de la représentation, elle s’était levée pour improviser des zalaghit! Toute la salle était en feu. C’était ça, le bonheur.

Quelle est votre définition du théâtre ? Et du véritable artiste ?
Un véritable artiste, c’est celui qui ose s’exposer au danger des métiers, des préjugés, des questionnements et des tabous, quant au théâtre, c’est un mariage heureux entre le monde et toutes les religions du monde. Mon théâtre ne joue pas sur des concepts clairs, il vacille entre le suggéré et l’insinué, entre les contradictions et la confusion. J’aime montrer la chose et son contraire, le théâtre est un voyage dans le monde du questionnement. Le noir et le blanc n’existent que par toutes les nuances qui se glissent entre eux, il y a des niveaux et des degrés qu’il faut toujours explorer sans jamais juger l’autre, mais laisser suffisamment de distance pour arriver à comprendre. Chaque être possède une essence propre qu’il faut respecter. L’origine du théâtre c’est le theatron, l’endroit duquel on voit et où l’on est vu, où les acteurs sont en totale osmose avec le spectateur.

Quelle est la part de spiritualité dans votre vie ?
Je me souviens que toute petite, j’étais presque tombée malade à force de me poser des questions existentielles. L’au-delà était une grande énigme que je voulais explorer et résoudre. Alors je me suis plongée dans la poésie soufie et des auteurs qui se sont approchés de cette poésie. Quand on me demandait « Quel est ton poète préféré? », c’était indéniablement Abul Aala al-Maarri, qui n’était pas un homme facile, mais un poète très croyant, qui posait des questions épineuses surtout concernant le Livre sacré. Mon père qui parlait très bien l’arabe m’a inculqué l’amour de la langue avec un passage obligé par le Coran et a beaucoup contribué à mon éducation spirituelle. Nous avions de longs débats. Je crois dans les petits miracles de la vie. Quand je sors le matin pour faire mon jogging, j’aime attraper l’instant où le ciel passe de la nuit au jour. Pour moi, il y a des miracles à tous les instants dont on n’est pas conscient. Il y a toujours une force que l’on ignore et face à laquelle on est tout petit.


(Pour mémoire : Lorsqu’on comptabilise ses amis, ses amours, ses emmerdes...)


Est-ce qu’il y a eu un moment précis dans votre vie où vous avez eu une révélation ?
La spiritualité a toujours été présente dans mon travail. L’amour est le propre d’une religion. Et pour moi, l’amour, c’est l’essence de tout. Paradoxalement, une grande révélation s’est opérée à un moment de ma vie où quiconque aurait pu renier sa foi. Quand ma tante, qui avait quelques années de plus que moi, décède tragiquement, armée d’une force surnaturelle, je me présente pour aller reconnaître le corps. Face à un spectacle qui aurait traumatisé les plus courageux, ma foi s’est renforcée. L’éphémère se dévoile comme une certitude, je me suis élevée, et le lien avec l’au-delà s’est fait plus fort. Depuis ce moment, j’ai décidé d’assumer l’image qui me correspondait le mieux.

Qui sont les artistes dans ce métier qui vous ont le plus marquée ?
Il y a trois femmes qui m’ont marquée : Nidal Achkar, femme engagée, mais qui avait certaines armes et un soutien pour réussir ; Renée Dick, qui a tout combattu, beaucoup sacrifié pour arriver au détriment de son corps, et bien sûr, Rida Khoury. Sur un niveau international, j’ai beaucoup d’admiration pour le metteur en scène et peintre polonais Tadeusz Kantor ; pour les expériences de Wajdi Mouawad et de Peter Brooks. Ariane Mouchkine, Robert Lepage et le théâtre tunisien m’ont beaucoup influencée.
 
Comment restez-vous dans l’actualité de l’évolution du théâtre ?
Mon emploi du temps se plie souvent aux évènements théâtraux dans le monde. Quand je me déplace pour rendre visite à mes enfants expatriés, je fais des détours pour assister à des pièces dans le monde entier. De la Tunisie en passant par l’Inde pour voir le théâtre Kerala, sans jamais oublier le festival Trans Amérique. Je suis beaucoup la scène contemporaine et sillonne les routes à la recherche de nouveaux talents et à la découverte de nouvelles formes artistiques.

Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération ?
Une jeunesse créative avec beaucoup de talent mais à qui ce pays n’offre rien. Combien peut-on résister et combattre, combien de sommets peut-on tenter de gravir seul et pieds nus pour obtenir une certaine reconnaissance ? C’est une jeunesse qui n’obtient aucun soutien financier. On a rarement vu une banque aider une jeunesse désœuvrée, il faut être un grand homme d’affaires ou la femme d’un politicien pour accéder aux faveurs de l’État. Un pays qui ne dessine pas une politique culturelle sur un long terme à laquelle doivent coopérer toutes les forces perdra un jour son potentiel culturel.


(Pour mémoire : « Suis-je différente à vos yeux parce que j’ai les cheveux bleus ? »)


Le ministère de la Culture ne vous a jamais tentée ? Vous auriez pu changer les choses…
Ma place est dans l’opposition parce que je suis convaincue que l’artiste est plus actif quand il observe de loin, analyse, critique, pose des équations et exige des réponses. À mes yeux, Ghassan Salamé a été le seul ministre qui a réellement œuvré pour l’art. Si on avait appliqué ses lois, on aurait sauvé le Théâtre de Beyrouth et beaucoup d’autres endroits mythiques qui font la fierté du patrimoine. Après lui, tout a dégringolé. On a classé tous ses projets dans le tiroir des oubliettes et on est passé à autre chose, la corruption aidant.

La vie avant et avec Roger Assaf ?
Il y a dans la vie des évidences qui s’imposent. J’ai toujours été une personne rebelle qui prône la liberté de pensée, et aujourd’hui je ne sais pas s’il me faut remercier la bonne fortune, le Dieu en qui je crois ou la Providence pour avoir rencontré la personne qui était mon évidence. Homme de théâtre, convaincu que toutes les religions sont un même et seul chemin, que les hommes sont frères, homme respectueux de la liberté de l’autre, respectueux de ses besoins et de ses envies, il est mon compagnon, mon maître et mon alter ego (ce qui nous a occasionné beaucoup de confrontations mais toujours pour le meilleur). Il est surtout un père et un mari exemplaire.

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?
La jeune artiste Christelle Khoder (qui a fait partie de la sélection pour le prix L’OLJ-SGBL de la saison 2 de Génération Orient) me propose de jouer dans une pièce écrite par elle et je suis invitée au Sundance Lab Theater pour y participer en ma qualité d’actrice. Jogging, ma pièce qui a reçu un prix à Édimbourg, est invitée à se produire à Berlin et à Avignon pour huit représentations à La Manufacture. Par ailleurs, je continue ma tournée dans tout le Liban au sein des établissements scolaires et des camps. L’art est partout, et plus les personnes affichent une différence, plus il faut prendre son temps pour les découvrir et apprendre à les connaître.

Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
Tout ce qui m’a poussée à vivre.

Quelle enfance avez-vous eue ?J’ai eu une enfance très heureuse, nourrie de contradictions et de grands moments de bonheur. Mon père, de par son métier (chef de commissariat dans les Forces de sécurité intérieure), était souvent muté dans différentes régions, du nord au sud du Liban, et la famille devait suivre. C’était le mandat du président Fouad Chéhab, celui qui, à mes yeux,...

commentaires (3)

Magnifique Hanane Hajj Ali dont j'admire le parcours si exceptionnel de sa vie ! Je suis émue car elle a si bien décrit ses années de pensionnat exactement comme si c'est moi qui racontais ce que j'ai vécue au pensionnat de Kab-Élias. J'ai été un Oiseau dans la pièce d'Aristophane de Roger Assaf.

KHOUZAMI Joumana

17 h 03, le 30 mars 2018

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Magnifique Hanane Hajj Ali dont j'admire le parcours si exceptionnel de sa vie ! Je suis émue car elle a si bien décrit ses années de pensionnat exactement comme si c'est moi qui racontais ce que j'ai vécue au pensionnat de Kab-Élias. J'ai été un Oiseau dans la pièce d'Aristophane de Roger Assaf.

    KHOUZAMI Joumana

    17 h 03, le 30 mars 2018

  • Si on part du principe que des corps différents,opposés, s'attirent ... On devraient suivre cette loi iniverselle et mettre à profit nos differences. Ce que je prône et je pense depuis toujours. Tres bel article merci Madame Hanane Hajj Ali

    Sarkis Serge Tateossian

    15 h 42, le 30 mars 2018

  • MARIER DES CONTRADICTIONS HAHAHA... EN FAIT C,EST FAIT AU LIBAN, ET C,EST POURQUOI ON ENGENDRE LES ABSURDITÉS, LES INCOHERENCES ET LES ABERRATIONS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 25, le 30 mars 2018

Retour en haut